trasumanar e organizzar

[exercice collectif, profane et fragmentaire (?) de traduction de Trasumanar e organizzar — ouvrage de poésie publié par Pasolini en 1971 chez Garzanti— jamais intégralement traduit en langue française]

TRANSHUMANISER ET ORGANISER

Livre premier

DEUX DOCUMENTS

Lui ou toi

Tu n’es (est) pas dans la tombe, mais à l’intérieur de mes sens.

Il y a des visages, avec un sourire d’adolescent

qui démontrent qu’aucune société ne contient tout à fait le monde.

De là où tu n’es (est) pas, mais dans les sens d’un autre,

je vis de cette vie qui dépasse de si loin

ce monde sans borne des États-Unis — me suffit ce sourire

qui donne envie de baiser la bouche qui le donne

(non sans calcul, non sans calcul) au monde,

se faisant, dis-je, qu’un juif élu

(mais qui peut aimer la chair arabe, exclusivement)

puisse écrire, sur commande,

une déclaration d’amour, et non un chant funèbre.

Tu étais (était) mort, quand tu étais (était) Bob Kennedy, par calcul,

et l’innocence d’un adolescent de quarante ans était donc

faite pour être fonctionnaire du pouvoir.

Alors que tu étais (qu’il était) mort, le poète impuissant

ne voulait plus écrire de vers

(non pour l’inspiration, non sur commande)

écrire quelque chose dans une langue prétendument spéciale

(pour toi) (pour lui). Poètes polémiques!

Qui ne veulent plus entendre parler de fuite:

ni dans le passé, ni dans l’avenir, ni dans le néant,

encore moins dans la révolution.

Bien que ne croyant plus en rien si ce n’est au tout,

ce poète de nationalité israëlienne

mais plein de femmes arabes — à la fin de sa vie —

aurait pû te tisser un éloge funèbre:

mais alors, justement, justement, quand tu étais vivant,

(bien que heureusement tu ne courrais pas,

je crois, un péril de sanctification).

Bien que, si quelque chose, dans cette langue obscure

(spéciale) de la poésie, avait voulu te dire,

t’aurait dit clairement et nettement qu’avec ce sourire

et avec cette touffe blonde, patrimoine familial,

tu étais mort — ou tout au plus, tu aurais pû être

un interprète idéal pour personnifier Oreste.

Pourquoi mort? (avec tes doux enfants,

ces tendres fronts à baiser, et toute ta puissante famille?)

Beh: maintenant tu es (est) vivant, tu n’es (est) pas dans la tombe,

mais dans les sens, réduits au seul sourire, et à la touffe dont peut faire étalage seulement un garçon de café).

Tu pouvais (pouvait) parler, et dire des choses dignes de John

(ce qui est beaucoup, mais dont on peut également dire que c’est très peu:

rien de plus que ce qu’on peut attendre d’un milliardaire américain, beau, de surcroît).

Ta façon de parler était celle du dominant

et non de la vie, qui ne domine rien, elle.

Il est entendu, donc, que ta façon de parler, la tienne

il te (lui) fut permis de la signifier par le verbe, pourquoi? Précisément

car complice de la vie, qui est aussi
faible qu’immense,

et non complice du pouvoir, en réalité: n’importe quel pouvoir, j’entends,

le pouvoir de la guerre, le pouvoir de
Johnson,

le pouvoir démocratique, le pouvoir de la paix.

Tu pouvais signifier par le verbe ce que tu voulais,

devant les caméras de T.V., dans les halls, partout,

à l’intérieur de la bruyante tombe américaine:

mais quelque chose, justement, te trahissait: ce n’est pas une figure rhétorique,

bien que ma façon de parler soit bouffonne,

car toi, l’ingénu, tu ne t’exprimais pas seulement avec des mots

ni avec ton seul corps privilégié, sur lequel tu comptais cependant:

des élèves, grands congressistes, du professeur Morris

auraient bien pu mettre ensemble sur le tableau

ton signifié verbal et celui non verbal:

malgré tout serait demeurée une inconnue

(un signe ineffable): oui, parce qu’en parlant — et en calculant,

ensemble, toute ces manifestations de ton corps — tu étais mort,

cependant que fleurissait la fleur de vie. Et cela est démontré,

j’insiste, depuis ton être absolument vivant désormais, fleurissait une fleur, dans la tombe.

Le bouffon juif veut ainsi dire

qu’il revendique l’importance de la joie

et sa prévalence sur tout autre chose.

C’est sur ce point précis de la vie que le
juste combat doit se mener

qui ne coïncide avec aucun système,

et qu’aucune révolution, par ailleurs, est en mesure de calculer.

Car il est bien clair que — toi, froid héros vivant,

tu es mort en héros du moindre mal —

tout ici est moindre mal, et le moindre mal du moindre mal:

l’unique chose radieuse est le néant d’un sourire,

(uni naturellement au stoïcisme avec lequel tu as jeté,

comme le meilleur des étudiants américains,

ton corps dans la lutte: pour le moindre mal, précisément).

Tu as signifié que pour si peu on meurt,

vivant ta vie comme un lapin, comme un pigeon,

avec ta nichée ou couvée de bouches à baiser — administré

par l’office postal, très cher Don Quichotte moyen:

avec ton charisme réduit à la matérialité d’une lance.

Ceci tu ne l’as guère enseigné avec ta grande sagesse, adulte,

libérale (historique, rationnelle, calculatrice), non:

mais comme quelque chose de simplement naturel,

car: ce qui est naturel est toujours sans erreur,

ce qui est naturel est toujours sans erreur

ce qui est naturel est toujours sans erreur.

La farce peut continuer,

mais la joie, non: sa vie est toujours brève.

Recherche d’emploi

La poésie sur commande est machinique.

Le fabriquant d’engins peut en produire de nombreux

(bien que rien ne fatigue plus que le travail manuel).

L’objet peut parfois être ironique:

l’engin l’est toujours.

Fini le temps où, vorace économe,

je dépensais tout, investissant mon argent (beaucoup

parce qu’il était ma semence: et j’étais toujours en érection)

dans l’acquisition de terres de très peu de valeur

qui auraient été valorisées d’ici deux ou trois siècles.

J’étais ptolémaïque (étant un garçon)

et je comptais précisément l’éternité, en siècles.

Je considérais la terre comme le centre du monde;

la poésie comme le centre de la terre.

Tout ceci était beau et logique.

Du reste, quelles raisons avais-je de croire

que tous les hommes n’étaient pas comme moi?

Puis, inversement, ils se sont tous révélés meilleurs que moi;

et moi je me suis avéré être, plutôt, un homme de race inférieure.

J’ai rendu l’appréciation

et j’ai compris que je ne voulais plus écrire de poésie. Toutefois, maintenant,

maintenant que la vocation est vacante

— mais non la vie, non la vie —

maintenant que l’inspiration, si elle vient,
ne produit plus de vers

s’il vous plait, sachez que je suis ici prêt

à fournir des poésies sur commande: des
engins*.

*Même explosifs.

TRANSHUMANISER ET ORGANISER

Communiqué à l’Ansa (résolutions)

J’ai bu un verre d’eau à trois heures du matin

Arezzo semblait parfaitement libre et indépendante.

Ayant pris la décision de renoncer à mes principaux devoirs

(de poète, de citoyen)

mes vers seront donc absolument pratiques

(et bien que je sache que sans Dieu la pratique est surréaliste)

Comme disait Euripide: «La démocratie consiste

en ces paroles simples:

qui a quelques conseils utiles à donner à sa patrie?»

Ainsi, mes conseils seront follement modérés.

Après ma mort, donc, mon absence ne devra pas se faire sentir:

l’ambiguïté importe seulement si elle demeure vivante.

Communiqué à l’Ansa (choix stylistique)

Je cesse d’être un poète original, ce qui coûte beaucoup

de liberté: un système stylistique est trop exclusif.

J’adopte des schémas littéraires éprouvés afin d’être plus libre.

Naturellement pour des raisons pratiques.

Communiqué à l’Ansa (Ninetto)

Anghelos est méconnaissable, Savona ne le reconnaît pas

comme il ne reconnaît pas la République populaire de Chine.

Non reconnu, il rit, mais ne rit qu’à moitié.

Car la joie est tout son héritage

ce fut une idée de l’État de le taxer.

Pour exister il doit être spectateur: avec les autres

ses relations sont contractuelles: il ne croît pas,

en tant que garçon moderne, aux mythes: il ignore

que seul ce qui est réaliste est mythique, et vice versa.

Il ne croît naturellement pas aux fables: les fables faites de rien

sont pourtant sa vie.

Il perd le sentiment de la présence des autres:

ne se souvient plus de son visage. Il va de par le monde

en veston gris-vert comme un chien à la gueule pleine de bonté.

Le destin le tient par la main, l’accomplissement

d’une tâche est insignifiante, l’intervention d’un complice

si elle vient, c’est bien, si elle ne vient pas, patience (un complice j’en suis un):

l’élimination de l’adversaire se réalise de façon mythique

avec les poings, et peut-être aussi, je dois l’admettre, avec des couteaux.

La négociation? Il proteste un peu, puis se résigne.

L’agression est chose quotidienne.

Les rétributions (récompense et vendetta) ne sont guère calculées.

La culpabilité et le regret ne se conçoivent pas.

L’obligation, encore moins. Le sacrifice, peut-être,

si cela confère, ici, maintenant, une certaine satisfaction

(susceptible même de se payer de mort).

L’agression subite,

ainsi que la punition, sont des choses qui ne regardent que Cap. Savona.

Le cycle narratif est un fil qui se
disperse dans l’herbe

comme le garçon de Marlowe. Qui rit
héroïquement,

innocent paria, intouchable oui, mais
également inaccessible.

Communiqué à l’Ansa (un chien)

Ahi, chien, arrêté sur le bord de la via Prenestina

qui regarde de-ci de-là avant de traverser la rue.

Il n’a rien à redire: il accepte tout.

Il n’a pas de dignité à défendre, en raison de sa bonté.

Voici ma conclusion:

la résignation n’a rien à envier à l’héroïsme.

APPENDICE

I. Par les sentiers

Quelques vers d’abord laborieux puis emphatiques

POUND: « Comment vas-tu? » SINIAWSKY: « Pas trop mal » POUND:

« Le temps? » DANIEL: « Bon, bon » SINIAWSKY: « Il a plu

beaucoup jusqu’à Pâque, mais maintenant il fait de nouveau beau »

POUND: Espérons que ça continue ainsi SINIAWSKY: Qu’est-ce qu’il raconte?

POUND: [?] Bonjour, bonsoir, belle soirée,

et vous? Eh, nous, que voulons-nous faire, des choses et d’autres, ehm, que se dit-il en Amérique, que voulez-vous qu’on y dise (silence)

[?] Mah! Toutefois, ça fait un peu de fraicheur,

on s’y est habitué, quelle est l’altitude,

ce n’est pas une question d’habitude, c’est le climat continental,

la nuit est froide, comme dans le Sahara, étrange, en Sibérie…

Nous n’avons rien à leur offrir,

Qui est là? Qui es-tu? Une ombre?

Je passe ici pour retourner à la maison, chez ma mère:

qui ne me reconnaîtra pas. Realpolitik!

J’ai laissé mes os sur l’Ussuri

et sans avoir perdu la foi!

10 avril 1969 (Ankara)

Livre second

POÈMES BOITEUX

Poésie de la tradition

Ô génération infortune!

Qu’arrivera-t-il demain, si une telle classe dirigeante —

lorsqu’ils étaient encore en train de faire leurs premières armes

ils ne purent véritablement connaître la poésie de la tradition

qui leur fut expérience malheureuse

car privée du sourire réaliste qui leur était inaccessible

et pour le peu qu’ils purent en connaître, ils étaient sommés de démontrer

qu’ils aimeraient la connaître, mais à distance, comme en dehors du jeu.

Ô génération infortune!

dans l’hiver des années 70, tu usais de manteaux et de châles fantaisistes,

et ainsi parée

cela t’enseignait à ne pas te sentir inférieure —

tu te dépouillais de tes incertitudes divinement enfantines —

mais qui est pacifique est l’ennemi du peuple! Ah!

Les livres, les vieux livres passèrent sous tes yeux

comme les reliques d’un vieil ennemi

te sentant dans l’obligation de ne point céder

devant la beauté née des injustices oubliées

tu étais dans le fond dévouée aux bons sentiments

depuis lesquels tu t’es défendue comme devant la beauté

avec une haine raciste contre la passion;

tu es venue au monde, qui est grand mais également si simple,

et tu t’es trouvée auprès de ceux qui riaient de la tradition,

tu as pris à la lettre cette ironie faussement canaille,

érigeant des barricades entre ta jeunesse et la vieille classe dirigeante,

mais la jeunesse passe vite; ô génération infortune,

tu atteindras la cinquantaine, puis la vieillesse

sans avoir joui de ce dont tu avais le droit de jouir

de ce qui ne peut être apprécié sans anxiété ni humilité

et alors tu comprendras avoir servi le monde

contre lequel, avec zèle, tu as «continué la lutte»:

ce fut lui qui voulut discréditer l’Histoire — la sienne;

ce fut lui qui voulut faire table rase du passé — le sien;

oh génération infortune, tu as obéis en désobéissant!

Ce monde a appelé ses nouveaux enfants à le soutenir

à le contredire, afin de se perpétuer;

et ainsi, vous vous êtes retrouvés vieux sans amour pour les livres et la vie:

parfaits citadins d’un monde rénové

par la Réaction et par la Répression, oui oui c’est vrai,

mais également et surtout par vous, qui vous êtes rebellés

exactement comme il le voulait, automates dans le grand Tout;

[poème-en-cours-de-traduction]

Notes conclusives de l’auteur

Je dois l’admettre : les vrais lecteurs de ce livre sont ceux qui peuvent lui conférer une certaine objectivité dans le cadre d’un intérêt professionnel. Certes, cela est vrai, en Italie, pour tous les livres de poésie: mais pour celui-ci, je crois, sur une modalité particulière, car il est constitué, au moins pour la première partie, de documents, soit privés (qui témoignent d’une vie), soit littéraires (qui témoignent d’une évolution linguistique et intellectuelle).

Toutefois, bien que privé d’illusions, je continue à croire en l’existence au moins idéale d’un lecteur ingénu, disposé à prendre comme faits objectifs et de consommation non ignoble, également les choses plus intimes, extravagantes et personnelles. Ainsi, c’est à ce lecteur que je veux spécialement dire qu’il ne dépend pas de moi que Transhumaniser et organiser puisse déjà paraître, en avril 1971, de façon légèrement anachronique: les involutions sociales sont toujours traumatiques et donc rapides.

Il est vrai que depuis près d’un an j’ai cessé de collaborer avec un certain journal, parce qu’était devenue impubliable mon constat des hommes de pouvoir, qui se déclaraient à égale distance des groupes subversifs de droite comme de gauche: et je m’attendais donc à ce que nous arrivions à une telle situation, où nous sommes forcés de nous rappeler 1919 si ce n’est 1922. La déclaration d’égale distance vis à vis des deux cornes extrêmes étant objectivement un appui de la corne droite.

Sachant bien que très peu de lecteurs lisent entièrement, du début à la fin, un livre de poésie: j’indiquerai donc, à ceux qui sont pressés, les sections « TRANSHUMANISER ET ORGANISER », « CHARTE (SOUILLÉE) », « POÈMES BOITEUX » et « MANIFESTER », comme les plus intéressantes.

Je sais aussi qu’il y a des lecteurs qui, d’un livre de poésie, n’en lisent qu’une seule: dans un tel cas, je conseillerai « La poésie de la tradition », page 134.

Qui est la personne qui a écrit ce livre? Je ne le sais pas bien. Je sais seulement qu’il fut guidé par une demi-douzaine de « principes » dictés par on ne sait quel instinct.

Le premier de ces principes fut de résister à toute tentation de poésie-action ou poésie-intervention: mû par l’affirmation obstinée, presque solennelle, de l’inutilité de la poésie.

Le deuxième principe de cette personne fut de ne pas craindre l’actualité (au nom de quelque chose qui l’abolit, et en laquelle il croit aussi).

Le troisième de ces principes fut de s’autoriser une liberté linguistique à la limite quelques fois de l’arbitraire et du jeu (chose qu’il ne s’était jamais autorisée, car ses mystifications avaient toujours été naïves, passionnées et zélées).

Le quatrième principe fut de considérer la résignation comme fatale devant la persistance de l’ « oxymore » ou de la « synéciose » (voir « Synéciose de la diaspora », page 167).

Le cinquième principe consista dans la découverte, presque improvisée, que la liberté est « insupportable » à l’homme (surtout jeune), qui s’invente dès lors mille obligations et devoirs afin de ne pas la vivre.

Le sixième principe (beaucoup moins important) fut de ne pas faire de tous les principes ci-dessus, et d’une forme de fidélité à soi-même, nécessaire pour s’accomplir, une contribution à la restauration.

Sur tout a toujours prévalu l’idée, désespérée mais lucide, que la vie s’était rétrécie: cependant que le plaisir de vivre avait augmenté, en raison justement de la diminution matérielle de l’avenir.

Pier Paolo Pasolini (1971)