[où je partage des images et des textes qui se fabriquent aujourd’hui]

Si le concept d’Anthropocène participe à oblitérer le rôle spécifique de l’Europe et du capitalisme, voire de l’Angleterre et des États-Unis dans l’avènement du réchauffement climatique, le concept de Capitalocène, forgé par le marxisme, conduit à marginaliser tendanciellement le rôle joué par la sécularisation de l’État et du colonialisme dans l’avènement du réchauffement climatique. Une critique du capitalisme fossile sans une critique des États impérialistes qui rendent l’accumulation du capital possible demeure aveugle au rôle de la violence dans l’histoire. C’est en situant l’impérialité et la sécularisation au cœur de la violence d’État que notre méthode entend saisir les dimensions proprement théologico-politique des Empires en tant qu’ils contribuent à l’avènement de l’Anthropocène. Ainsi le concept d’État fossile est-il une critique de la sous-évaluation du rôle de l’État dans l’émergence de l’économie fossile ; sous-évaluation caractérisant à la fois les récits de l’Anthropocène, qui font d’une humanité indifférenciée le grand responsable des mutations du climat, et les analyses marxistes, centrées autour de la critique du capitalisme. Faire l’anatomie des États fossiles européens, c’est aussi saisir la manière dont leur concurrence inter-impérialiste a présidé à la généralisation des pratiques d’extraction et de combustion d’énergies fossiles à l’ensemble de la planète. Ce n’est pas la notion de modernité ou celle de capitalisme, mais bien l’analyse de l’impérialité de l’État fossile qui permet d’analyser les interactions entre le capital et les colonies ainsi que les manières dont la réforme étatique a opéré la conversion forcée et verticales des sociétés à la fossilisation depuis le XIXe siècle.
Mohamad Amer Meziane, Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation, La Découverte, 2021.

Pour ceux qui ont mis de l’argent dans le béton les fantômes ont forcément une matière.
Quelque chose hante comme un mauvais rêve leur partenariat public-privé. Quelque chose qui échappe au capital fictif de la ville.
Formes imprécises qui échappent à Thalès. À Eiffage. À Siemens. À Veolia. À Cofiroute. À Schneider Electric. À Vinci. À Bouygues.
Des nuisibles et des réfractaires sans visages. Des bruits d’enfant dans les cages d’escaliers. Des crachats des rires des insultes. D’obscures solidarités sous les porches humides, des activités informelles des jeux ou des trafics peut-être. Une délinquance anonyme mineure spectrale. La violence des pauvres. La rage des gosses. L’émeute.
. . .
Face à la bourgeoisie qui s’est rendue maîtresse de l’espace, qui en a fait une force productive, il manque encore une enfance à faire une enfance qui s’affronte à cette production, qui s’entête et qui se bouleverse en changeant la ville, – enfance sans être ni propriétés, à la limite du fait, de l’évènement, à la limite de l’action des corps : souple élastique animale –, une enfance tactique prolétaire, aussi fluide et dynamique que le capitalisme lui-même.
Benjamin Fouché, Du concept de féérie, Les presses du réel, Al Dante, 2022.

nous sommes mon ange plus beaux dans l’incertain
entre ici et là-bas nous sommes là
parlons l’un avec l’autre dans des appareils
les voix sont dans l’écouteur la respiration
à l’autre bout de quelle ligne sont
en pensées en souvenirs sur des photos
nous voyons fixé le temps passé
en vol nous sommes composés
d’ombres de contacts manu-
scripts invisibles en chair et
en sang nous sommes papiers qui nous at-
testent comme citoyens du paradis
LOST IN LOVE il y a de l’espace pour toi
entre les mots il y a de l’espace pour moi
entre les images nous allons de pair
si nous sommes anges mon beau laissons-nous
chuter
Barbara Köhler, Blue Box, traduction de Laurent Cassagnau, L’extrême contemporain, 2023.

Gramsci associe étroitement la culture et le rapport dirigés-dirigeants au sein du camp prolétarien. Son insistance sur le contrôle de l’action politique des seconds par les premiers, un principe qui doit être au fondement même du socialisme, le confirme. C’est l’idée que développe un article très suggestif d’octobre 1917 intitulé « Le privilège de l’ignorance ». L’ignorance est le privilège de la bourgeoisie. Une minorité d’intellectuels suffit à ce que le monde bourgeois aille de l’avant : y règne toujours le « principe d’autorité » (auquel Gramsci donne aussi à cette époque le nom de « jacobinisme »). Inversement, l’éducation et la culture sont un devoir pour les prolétaires, car la « civilisation socialiste », qui vise la fin de toutes les formes de privilèges catégoriels, exige « que tous les citoyens sachent contrôler ce que décident et font tour à tour leurs mandataires ».
Romain Descendre & Jean-Claude Zancarini, L’oeuvre-vie d’Antonio Gramsci, La découverte, 2023.

Et Walter Lippmann écrit que c’est irréversible, « la suppression de l’économie fermée ne fait que commencer dans bien plus de la moitié du monde et aucun Gandhi ne saurait retenir cette marée », des paroles fortes qui résonnent dans les salles du Musée social à Paris, rue Las-Cases, où un colloque historique a lieu dès 1938, organisé par Lippmann lui-même autour de son livre The Good Society, La Cité libre en français, consacré à la « condition dans laquelle vivent les hommes », sur les moyens d’achever la réalisation de la « promesse enivrante que ressentaient nos aïeux », un colloque qu’il organise avec le Français Louis Rougier, dans le but de promouvoir une authentique « rénovation » intellectuelle (Rougier) ou une « reconstruction » en profondeur (Lippmann) du libéralisme contre les menaces que fait peser sur la liberté des marchés la montée des totalitarismes, un colloque où se retrouvent William Rappard Friedrich Hayek, Ludwig von Mises, Étienne Mantoux, le fils de Paul Mantoux, codirecteur avec Rappard de l’Institut des hautes études internationales de Genève, mais aussi Raymond Aron, Jacques Rueff, conseiller de De Gaulle, Ernest Mercier, Auguste Detœuf, Louis Marlio, du Redressement français, Michael Angelo Heilperin, de l’Institut des hautes études internationales, et surtout Alexander Rüstow et Wilhelm Röpke, théoriciens et pères de l’ordolibéralisme allemand, Michael Polanyi, le frère de Karl, Stefan T. Possony, économiste et stratège (futur concepteur du programme de défense antimissile, la fameuse « guerre des étoiles » du président Reagan), tous décidés à « trouver un terrain commun de défense contre la volonté de domination des États totalitaires », et c’est ainsi qu’à l’issue du colloque le mot « néolibéralisme » surgit et s’impose comme ça sans broncher, sans qu’on sache vraiment de quelle bouche il est sorti, ce sera une révolution pour l’humanité qu’aucun des participants de la petite société n’aurait sans doute imaginée ce jour-là à Paris, le monde où chacun devra et pourra conduire sa vie comme un capital, en individu enfin libre et responsable, dans le monde où, c’est simple, tout ou presque pourra être réglé ici-bas par le libre mécanisme des prix dans un marché libre, quand on y pense, toute cette masse de jouissance, pourquoi toujours attendre, pourquoi toujours retenir, refréner en serrant les poings et les dents, pourquoi orienter, conduire, ordonner, alors qu’il devrait être si simple de laisser les choses se faire le plus librement possible ?
Hugues Jallon, Le capital, c’est ta vie, Éditions Verticales, 2023.

J’ai proposé aux troisièmes un brevet du début des années 2000, texte subversif égaré là entre Giono et Le Clézio : le personnage principal, Josyane, qui a quinze ans, refuse de répondre à la conseillère d’orientation, qui lui fait passer des tests et l’assomme de questions bienveillantes (exemple : « Tu aimes la campagne ? »). « Je ne voyais pas pourquoi il fallait se casser la tête pour choisir d’avance dans quoi on allait se faire suer », pense Josyane. Les filles de 1971 auraient immédiatement percuté (d’ailleurs le texte date de 1969, extrait des Petits enfants du siècle, de Christiane Rochefort). Celles de 2019 font les questions ; peut-être ont-elles compris.
1971 ou 2019, on retrouve côté pouvoir les mêmes arguments formulés de la même façon (mais sans doute formulons-nous les nôtres avec un répertoire en partie en usage au début des années 1970) : il faut que les étudiants puissent étudier et les enseignants enseigner — jeu sur les mots qui clôt toute discussion en faisant d’une tautologie une vérité — du « bon sens », soit le premier sens qui vient quand on ne pense pas. L’écrivain de l’Académie française Gaxotte développe, en 1971 : « Le problème est de savoir si tous les bâtisseurs de l’Université nouvelle désirent que leurs élèves trouvent des emplois. Certains, qui ne sont pas les moins remuants, ne souhaitent-ils pas surtout fabriquer des chômeurs perpétuels qui se transformeront tout naturellement en séditieux ? »
Le chômage n’est pas encore là que le chantage à l’emploi fonctionne déjà, et cette (autre) évidence : l’école prépare au (marché du) travail donc à se faire une place dans la société, toute autre forme d’organisation sociale étant, au choix : exclue, inadmissible, impensable.
Stéphane m’a souvent raconté comment, petit, à sept ou huit ans, il angoissait à l’idée de ne pas réussir à avoir le bac et donc de ne pas trouver de femme. La société étant ce qu’elle est, la peur d’en être devrait être au moins équivalente à l’angoisse de l’exclusion.
Gaxotte, dans sa phrase, est ambitieux pour nous : il voit des séditieux (mot magnifique et qui ancre illico dans le sérieux de l’Histoire) là où déjà on a fui ou fugué. D’innombrables films d’époque, et parmi les plus beaux, suivent des personnages qui s’en vont — on a le droit de s’en aller, dit Baudelaire. Jusqu’en 1973 au moins, ils s’en vont, avec rien, parfois un petit sac — c’est la fin de BOF anatomie d’un livreur, de Claude Faraldo, dans l’aube et la lumière d’un monde à venir qui est tout sauf celui qu’on connaît. L’ado de Printemps au parking part de chez lui quand son père lui dit de se pousser de devant la télé.
Nous n’en sommes pas là, mais nous avons depuis quatre ans pourtant franchi une étape : les assemblées Nuit debout ne s’adressaient déjà plus aux élus. Les Gilets jaunes n’ont pas négocié ; leurs associations éphémères, leurs blocages sauvages, leur non-organisation, leur ont d’une certaine manière fait gagner presque toutes leurs entreprises. Le serrage de vis dont le Covid est le prétexte nous entraînera-t-il mieux ?
Il y aurait trois solutions : la Une, on refonde les institutions ; la Deux, on quitte la ville pour créer des communes, des zones à défendre ; la Trois, on fait les deux (ce qui demande quand même beaucoup de monde et d’énergie). Le matin, je penche pour la Une, le midi pour la Trois, et le soir pour la Deux. Ou bien ?
Nathalie Quintane, La cavalière, P.O.L, 2021.

L’Afrofuturisme exprime en effet avec mille voix le message suivant : les révolutions antérieures n’ont pas suffit. Alors celle qui doit venir doit être plus ample, plus intense encore, elle doit être planétaire, c’est-à-dire toucher à la planétarité de la Terre, son écologie général et son inscription cosmique. C’est trop demander ? Il fallait y penser avant ; désormais, demander l’impossible est la moindre des choses, la seule issue possible – voilà ce que disent les Anges Noirs de l’histoire, ces intercesseurs entre futur et passé, espace extra-terrestre et terrestre, désespoir et révolte.
Frédéric Neyrat, L’Ange Noir de l’Histoire. Cosmos et technique de l’Afrofuturisme, éditions mf, 2022.

Et c’est peut-être une première et fondamentale caractéristique de la démarche hugolienne : la poésie est ce langage qui ne peut rien dire qu’en posant incessamment la question de sa possibilité et de sa légitimité, la poésie n’est pas véhicule de réponses toutes faites, mais creusement d’un espace où le sens (du moins pour Hugo) doit pouvoir surgir ; en l’occurrence, évidemment, et c’est ce qui apparait si l’on observe non pas tel ou tel poème, mais la dynamique du geste hugolien, c’est ce creusement qui est essentiel, non le surgissement, puis la saisie du sens. Ce creusement, qui fait de la poésie un acte et de cet acte une question toujours maintenue, une tension productrice, ne va pas sans ouvrir, à l’intérieur du moi, une faille, une fissure, par où pourra s’engouffrer toute la suite (jusqu’à la « disparition élocutoire » du poète). L’essentiel est là : que, dès sa naissance romantique, la poésie personnelle est une question pour elle-même, qu’il n’y a jamais eu, sauf dans les Histoires de la Littérature, de poésie lyrique transparente, qu’il y a une réflexion lyrique où se pose simultanément la double question de l’apparition et de la disparition du « je ».
Jean-Marie Gleize, « Poésie et figuration », Littéralité, Questions théoriques, 2015.

C’est l’intuition de ce livre : si le rap cristallise en lui quelque chose comme une éthique du rester-barbare, il nous faut imaginer comme un destin littéraire du rap qui reprendrait sa puissance et fourbirait les armes pour se décrire au-delà de la sainteté, de l’exemplarité, de la beauté même. En cela, les rappeurs ne sont pas sans rappeler une voie spirituelle de l’islam médiéval qu’on appelait les malâmatis, « les gens du blâme ». Dans la mesure où l’égo est à l’origine de tous les vices, les malâmatis choisissaient d’être délibérément blâmables, pour que leur égo ne gonfle pas de la piété ostentatoire. Extrêmement dévots, ils faisaient en sorte de n’en rien paraître : purs dans le cœur, méprisables aux yeux des autres, au regard des conventions et des lois. Souvent croyants, les rappeurs seraient ainsi les malâmatis des temps modernes. Plongeant dans les tréfonds du sale, ils sont le témoignage paradoxal d’une sainteté empêchée. « Le jugement dernier sera chaud mais tout ira mieux d’ici là », clame Ninho, après avoir « tant crié dans [ses] prières : tout va mal depuis la traite négrière ».
L’éthique et surtout l’esthétique du rester-barbare reposent sans doute dans cette sagesse-là : une suspension du jugement, une miséricorde. Notre sainteté est enfouie, cachée, mais on ne peut pas avoir la perle sans la coquille qui l’entoure, aussi dure, coupante et disgracieuse soit-elle. Femmes non blanches, nous ne sommes pas obligées de choisir entre juger ou magnifier. Nous pourrions sans doute apprendre à nous raconter avec la plus grande compassion qui soit, et ce malgré nos destins parfois tragiques. Mais pour cela, il nous faut rompre avec notre rôle assigné d’arbitre républicain ou de grande prêtresse au service des industries du divertissement. Nous aurons à trouver notre propre voie du blâme.
Louisa Yousfi, Rester barbare, La Fabrique Éditions, 2022.

Comme tout phénomène, une mobilisation ne peut apparaître et n’avoir lieu que dans l’espace et dans le temps (Kant, Critique de la raison pure). Ce qui la rend visible, avec ses affiches et ses banderoles, et vécue, avec ses moments partagés, où se déploie tout le spectre des tonalités affectives. Or, contrairement à ce que croyait Kant, ni l’espace ni le temps ne sont a priori. Et ils ont été démolis. Toute remobilisation implique donc d’abord, au stade où nous en sommes, que nous prenions politiquement au sérieux la question de l’espace et de ses lieux et la question du temps et de ses rythmes. De là découle un nouveau matérialisme, qui ne porte pas seulement sur la juste allocation des ressources, pas plus qu’il ne s’en tient aux moyens de production, au capital et à l’argent. Mais qui considère l’organisation (ou la démolition) de l’espace et du temps, et des manières minuscules de vivre qui en découlent, comme une question « pratiquement-critique », tout aussi importante que celle précitées.
Barbara Stiegler, Du cap aux grèves. Récit d’une mobilisation. 17 novembre 2018 – 17 mars 2020, Verdier, 2020.

J’ai très tôt été sensible au fait que la poésie proprement dite, dans sa version lyrique, était tendanciellement le lieu d’une série d’opérations tendant à simplifier, abstraire, épurer, décontextualiser, déréférentialiser le réel (pour parvenir à le faire résonner, à lui donner le maximum d’intensité et de musicalité), et qu’il me fallait, si j’entendais échapper au chant des sirènes, tenter la voie d’une prose circonstancielle ou circonstanciée, que j’appellerais « prose en prose », ou « post-poésie » (afin d’éviter toute confusion avec les entreprises de re-poétisation de la prose connues sous les noms de prose poétique ou de poème en prose). Les éclats de rouille sur la peinture blanche d’une grille disent peut-être cela : poésie souillée, rouillée, soumise aux intempéries, au temps qu’il fait ou au temps qui passe, à l’obscénité du réel — aux circonstances.
Une écriture, donc, lointainement poétique (sortie de la poésie, mais avec la poésie en mémoire, mémoire rayée, ou rouillée), très lacunairement narrative, narrative-notative-descriptive, très imparfaitement autobiographique, une écriture de montage, explicitement hétérogène, s’affichant dégagée de toute identité générique, et tendant à ce que, dans une de ses deux lettres programme, Rimbaud appelait, sans la définir, une écriture (il disait encore une poésie) « objective ».
Un motif, celui des cabanes. « Oui, nous habitons vos ruines, mais »… Constat littéral, et socialement généralisable : oui, certains d’entre « nous » habitent l’inhabité-inhabitable, sous les ponts des périphériques, dans des bâtiments insalubres, des friches et des terrains vagues, des bidonvilles auxquels on donne le nom de « jungles » (comme à Calais). Plus généralement encore, il s’agit du constat selon lequel « nous » habitons, oui, un certain système économique et social caractérisé par l’inégalité, l’injustice, l’exploitation, la ségrégation, l’exclusion, etc., une certaine organisation des choses et de l’espace qui nous est donnée comme inéluctable (il n’y a pas d’alternative au règne du marché, au pouvoir de la finance, au capitalisme mondialisé), en un mot un certain ordre des choses qu’il nous est permis de regarder, de façon critique, comme un vaste champ de ruines. Le « mais » qui clôt ce constat et reste en suspens, indique qu’il y a, qu’il y aurait, pour « nous », peut-être, sans doute, une autre façon d’habiter. Que d’abord il s’agit, peut-être, sans doute, de déshabiter ces ruines, que ce ne sont pas les nôtres.
C’est le point, ce « mais », où pourrait s’articuler l’injonction : « il faut construire des cabanes », qui sonne comme un mot d’ordre, un encouragement à donner consistance, dimension de résistance, au projet d’écrire.
Il faut donc construire des cabanes, mais aussi sans doute tracer les chemins qui les relient. Des liens existent entre certaines revues qui se reconnaissent des projets communs ou très proches, des liens encore entre par exemple les militants de Notre-Dame-des-Landes et les militants « No borders » dans la jungle où vivent les réfugiés migrants à Calais, des liens encore entre les membres de la communauté de Tarnac et les militants allemands ou hollandais de l’écologie dite radicale ou les Italiens en lutte contre le projet de construction de la ligne de train rapide Lyon-Turin.
De ces cabanes, je dirai aussi qu’elles sont des lieux d’autonomie, des lieux aussi autonomes que possible, autonomes dans les limites du possible, mais en aucun cas des lieux de fuite ou d’isolement, des « refuges » au sens tristement passif et défensif de ce terme. Elles sont au contraire des lieux pour inventer de nouvelles façons d’agir et d’être, des lieux d’échange et de partage, ou si l’on veut des bases de résistance à partir desquelles penser et préparer des actions à venir, des lieux pour penser le présent qui vient.
Un déplacement permanent qui tienne le plus grand compte du terrain, des obstacles, des contextes, des irrégularités du réel, de ce qui survient et s’interpose… D’où la prose, une prose irrégulière, hétérogène, circonstancielle. Impliquée.
La proposition d’une écriture objective-projective. Un projet comme un projectile : « écrire dormir habiter préparer des projectiles… ».
Jean-Marie Gleize, « Pour une écriture impliquée ou les projectiles », in Lignes, numéro 66, 2021.

On ne peut comprendre ce mouvement de nationalisation du prolétariat qui, comme on va le voir, ne s’est jamais démenti, que s’il on comprend ce qui suit : les forces à potentiel révolutionnaire ont rompu avec la relation de principe qui les rattachait à ce qu’on pourrait appeler une « théorie de la vérité ». En l’occurence, que le capitalisme en son stade suprême, l’impérialisme, engendre un régime d’inégalité et d’injustices structurelles à l’échelle de la planète. L’abandon progressif de cette vérité ne s’est pas réalisé sans l’action stratégique des classes dominantes à l’intérieur de l’État, ni non plus sans le consentement des forces politiques en présence. Si « l’histoire de la classe ouvrière, c’est l’histoire de sa lutte contre la bourgeoisie » (Poulantzas), elle est aussi celle de l’identification du prolétariat à l’État-nation à l’intérieur duquel se cristallise un rapport de force qui est aussi un rapport de classe.
Houria Bouteldja, Beaufs et barbares. Le paris du nous, La Fabrique Éditions, 2023.

ADORNO — L’art dans son ensemble est toujours vrai et faux à la fois. Il faut nous abstenir de succomber à l’idéologie du travail, mais nous ne pouvons pas non plus nier que tout bonheur fraternise avec le travail.
HORKHEIMER — Le rayon doit être renvoyé par un obstacle.
ADORNO — Il ne faut pas reproduire le stade de l’animal, dans lequel on ne fait rien du tout.
(HORKHEIMER — Ce qu’il y a de moins naturel chez l’être humain est qu’il est éveillé toute la journée et dort la nuit. Il est adapté à de plus petits intervalles).
HORKHEIMER — Le bonheur serait un état de l’animal appréhendé sous la perspective de ce qui n’est plus animal.
ADORNO — On pourrait apprendre de l’animal ce qu’est le bonheur.
HORKHEIMER — Atteindre l’état de l’animal au niveau de la réflexion, voilà la liberté. La liberté signifie que l’on ne doit travailler à rien.
ADORNO — La philosophie dit toujours que la liberté, c’est lorsque l’on se choisit un travail, lorsque l’on fait sien tout ce qui est misérable.
HORKHEIMER — C’est là que se situe l’angoisse. A l’Est, ils se sont rendus compte que l’on ne va pas très loin avec ce genre de liberté, et c’est pourquoi ils ont choisi l’esclavage. Là-bas, le point principal est que la justice domine, ils n’accordent aucune valeur à la liberté. La liberté consisterait à glisser dans le diffus, à un échelon plus élevé. C’est pourquoi la divinisation de la civilisation, qui est identique à la divinisation du travail, est si mauvaise. Le chaotique, le diffus, c’est cela qui serait le bonheur.
Theodor W. Adorno & Max Horkheimer, Vers un nouveau manifeste, traduction de Katia Genel & Agnès Grivaux, Éditions la Tempête, 2020.

En définitive, ce livre ne cherche à dire qu’une et une seule chose : sans lointain, aucune délivrance est possible. Si un communisme est encore possible, un communisme des terreux, c’est-à-dire un communisme pour les damnés de la terre, il se formera à partir d’une étrange correspondance avec ce qui est hors d’atteinte. L’astre qui nous interpelle n’est pas en demande de colonisation, il n’est pas là pour nous séduire, mais pour nous conduire là où la propriété est inconnue. Publié pour la première fois en 1847, et dirigé par le célèbre abolitionniste afro-américain Frédérick Douglas, North Star est devenu l’un des plus importants journaux anti-esclavagistes afro-américains. Le nom du journal rendait hommage au fait que les esclaves en fuite utilisaient l’étoile polaire dans le ciel nocturne pour les guider vers la liberté.
Frédéric Neyrat, Le cosmos de Walter Benjamin. un communisme du lointain, Éditions KIMÉ, 2022.

Et viendra le jour – bien plus tôt que prévu – où nos enchevêtrements « sociaux », nos communautés du sensible, aujourd’hui baignant dans un océan technique, seront transfigurés par des poussées mémorielles, des échappées, des résonances, des pontages et appelleront de leurs vœux quelque chose qui relève profondément d’une poésie du corps et de l’espace.
Nous nous sédimentons pour devenir l’affleurement augurant nos écritures cachées.
Nous ne nous soustrayons pour autant aucunement au regard, bien au contraire ; nous constituons notre présence sédiment sur sédiment.
Nous formons des membranes afin d’abriter des manières de nous mouvoir qui nous transforment nous-mêmes en chemins, en voyages, en expériences du sensible.
Nous sommes, depuis nos positions de rejetés par La Marchine, de malvenus, de « corps de refus » où se manifestent entre nous et La Machine des rejets mutuels, des bugs, en cours de devenirs membranaires.
Tout ceci est le signe avant-coureur que nos transformations sont déjà en cours.
Ce que nous apprendrons de ces transformations sera une chose entièrement nouvelle car totalement incertaine.
Tahar Kessi, « Noésie. Hétérographie du rouge et phénoménologie de la barricade », lundimatin, #350, 2022 (disponible ici).

Tenter d’écrire, par les appareils de la technique que nous met à disposition le grand capital contre le salaire d’un mois de travail, à savoir contre le temps de vingt jours de labeur à ne plus percevoir la direction de notre nuit, tenter d’écrire revient à placer de la lumière au cœur de la pierre. La tentative d’écriture munie des technologies nouvelles de l’information n’est pas une tentation de la technique, elle est une tentative d’écriture de la multitude qui cherche à déchiffrer son chiffre, à conjurer l’irrémédiable de son avenir, dans les usines, dans les prisons, dans les exécutions et les noyades. La tentative d’écriture en appelle aux lucioles, emportées par leurs métamorphoses modernes loin du silence des roches. Il faut sonder la roche jusqu’à détruire son commerce, dans l’unique but de libérer les lucioles.
AAA (Amicale des Automates Autonomistes), extrait de « NIHIL ».
Texte : https://www.error.re/nihil/
Image : https://m.youtube.com/watch?v=By_gC9KU828

Alors nous serons comme la pierre,
comme l’arbre et comme la bête. Immergés
comme l’enfant à l’heure du premier babil.
L’enfant, voyez, capable de parler
toutes les langues du monde.
Mais ça n’est pas pour demain.
Une école de l’entre,
en Europe, paradis des nations tenaces,
terre de la centralité humaine, où la pensée
boîte d’avoir trop oublié, trop écarté l’invisible.
Ce n’est pas pour demain.
Lorsque sur les ruines des mots-tueurs,
dans le berceau de toutes les divisions,
classes et distinctions,
naîtra une école du vertige.
Camille de Toledo, L’inquiétude d’être au monde, Verdier, 2012.

Je crois que nous méritons vraiment de nous aimer… Nous aimer, oui, car le danger est passé… Dans cette caverne, il y a tes yeux qui dansent dans les flammes, et ton sourire aussi… Personne ne nous trouvera ici… La nuit est à nous. Notre enfance brûle sans fin. Et je t’embrasse de toutes mes forces, et tu m’embrasses de toutes tes forces… Et nous sommes bien ainsi…
Etienne Michelet, Toucan Fantôme, Abrüpt, 2021.

Ce jour précis,
— alors, ça va aujourd’hui ?
— comme on peut,
— ah, il parle maintenant le basané !
Basané. Basane ; peau de mouton tannée. La scruter, la toucher cette peau – la mienne – ça a commencé comme ça, avec l’un des miroirs de la yourte. Quel lien avec la peau de mouton ? Cette peau vue de près et dont on a éprouvé le grain. [On appelait ça la btana au pays], ce pays quitté, ces jours écoulés en compagnie d’un mouton au balcon, [Aïd El-Adha ou l’Aïd El Kebir], et qui coûtait des semaines d’efforts aux femmes ; équarrir la peau, la nettoyer, la passer au sel, laisser sécher au soleil. Quel lien avec une peau humaine ? perception, oui, pas le toucher. C’est de couleur, avant tout, qu’il est question. Délires autour de la peau et ses couleurs. Enfant, ces soirées, sous la douche, à user de la pierre ponce et du savon, frottant la peau. Croyance naïve qu’en la débarrassant des larves – ces peaux mortes – qui germaient, qu’en frottant jusqu’au sang, elle s’éclaircirait.
— oui, il parle et il t’emmerde,
— mais c’est qu’il se rebiffe, le basané ! me rappelle encore quand t’as débarqué avec Livia, tu mouftais pas, maintenant que tu te l’es faite, c’est bon tu te touches plus la nuit, hein le basané ?
— si Livia passe, tu lui diras que je suis sous le prunier,
— reviens, j’en ai pas fini avec toi, si tu travailles ici pourquoi que t’es pas déclaré ? j’ai vu les papiers, y a pas trace de toi, et j’ai demandé à Livia, elle veut pas répondre, elle dit rien, elle a peur, tu la cognes, c’est ça ? pour qu’elle parle pas, tu la menaces, reviens ici, le bougnoule, réponds…
S’éloigner, papiers et stylo, là-bas, les pruniers, à l’ombre.
Ahmed Slama, Marche-frontière, publie.net, 2021.

Nous sommes lucides, camarades, incomparablement lucides, comme si nous étions à l’article de la mort, mais nous savons maintenant
nous savons que l’espoir n’est pas une illusion lyrique.
Nous avons osé lutter nous oserons vaincre. Prêts à basculer
dans l’indécidable, nous avançons avec des propositions bien terrestres.
Ceux pour qui le monde n’est pas brûlant au point qu’ils préfèrent en changer pour tout autre plutôt que rester là,
à ceux-là nous n’avons rien à dire, car nous n’avons rien de commun avec l’art de la résignation.
À ceux qui voyant monter la hargne désespérée ou arrogante se demandent encore que faire et pour proposer quoi,
à ceux-là nous n’avons rien à dire.
Pas de place parmi nous pour les indécis.
Pas de place pour les amateurs de palabres vaines.
Pas de place pour les fanatiques des procédures bureaucratiques.
Nous sommes les semeurs des paroles urgentes et des idées qui sauvent.
NOS RÊVES PEUVENT AFFRONTER L’ARMÉE DES FAITS ET LA METTRE EN DÉROUTE.
Christophe Manon, Univerciel, Nous, 2009.

« Moi j’ai dressé une liste. Les grèves inutiles, déclare Alfred en allumant une autre cigarette. Merde », fait-il en s’apercevant que la première fume encore dans le cendrier.
Il tire sur l’une, puis l’autre. S’étouffe.
« L’année dernière, récite-t-il, le regard droit. Draveil-Villeneuve. 2 mai. Début de la grève dans les sablières de Seine-et-Oise. 18 mai. Coalition des vingt-six patrons concernés. Création d’un syndicat patronal. Deux morts et neufs blessés le 2 juin, quand les gendarmes tirent sur les grévistes en réunion. Le 30 juillet, la grève générale du bâtiment réunit cinq mille manifestants, encerclés par une multitude de dragons. Elle conduit quatre manifestants à la mort, deux cents en convalescence. Soixante-neuf blessés du côté des gendarmes. Arrestation des têtes pensantes de la CGT. Pouget, Griffuelhes, Yvetot, Bousquet… Victoire de Clémenceau. L’année dernière encore, grève des employés de Poste et du Télégraphe. Mouvement immédiatement réprimé par Clémenceau qui ne reconnaît pas le droit de grève aux fonctionnaires. Au moins six cents révocations. L’année dernière toujours, à Cette, en Languedoc, grève de la bordelaise…
— C’est bien, l’arrête Victor. Ça fait pas de mal de rappeler tout ça. Enfin ça fait du mal justement. (…)
Hélène Zimmer, Vairon, P.O.L, 2019.

Et vous, mes juges, voyez, je ne pleure pas, je ne demande aucune pitié, mais soyez justes. Mesurez votre liberté dans la foule, votre lucidité dans la passion, votre bonté entourée par le mal, et décrétez à cette aune ma culpabilité. Les ménades expriment une nécessité naturelle, aussi innocente et implacable que la foudre. J’en suis la dernière étincelle.
Joséphine Lanesem, Contre la mort, Abrüpt, 2020.

Dans mon horizon — finirai-je ce poème ? — dans mon horizon, des carrières s’ouvrent sous les collines, des mares éclosent sous les jardins, enfin des routes s’invitent dans les vapeurs — précisément quand j’ai faim d’elles.
Samuel Deshayes & Guillaume Marie, Ça écrit quoi, Édition LansKine, 2019.