constellation(s)

[où je partage des images et des textes qui se fabriquent aujourd’hui]

J’ai très tôt été sensible au fait que la poésie proprement dite, dans sa version lyrique, était tendanciellement le lieu d’une série d’opérations tendant à simplifier, abstraire, épurer, décontextualiser, déréférentialiser le réel (pour parvenir à le faire résonner, à lui donner le maximum d’intensité et de musicalité), et qu’il me fallait, si j’entendais échapper au chant des sirènes, tenter la voie d’une prose circonstancielle ou circonstanciée, que j’appellerais « prose en prose », ou « post-poésie » (afin d’éviter toute confusion avec les entreprises de re-poétisation de la prose connues sous les noms de prose poétique ou de poème en prose). Les éclats de rouille sur la peinture blanche d’une grille disent peut-être cela : poésie souillée, rouillée, soumise aux intempéries, au temps qu’il fait ou au temps qui passe, à l’obscénité du réel — aux circonstances.

Une écriture, donc, lointainement poétique (sortie de la poésie, mais avec la poésie en mémoire, mémoire rayée, ou rouillée), très lacunairement narrative, narrative-notative-descriptive, très imparfaitement autobiographique, une écriture de montage, explicitement hétérogène, s’affichant dégagée de toute identité générique, et tendant à ce que, dans une de ses deux lettres programme, Rimbaud appelait, sans la définir, une écriture (il disait encore une poésie) « objective ».

Un motif, celui des cabanes. « Oui, nous habitons vos ruines, mais »… Constat littéral, et socialement généralisable : oui, certains d’entre « nous » habitent l’inhabité-inhabitable, sous les ponts des périphériques, dans des bâtiments insalubres, des friches et des terrains vagues, des bidonvilles auxquels on donne le nom de « jungles » (comme à Calais). Plus généralement encore, il s’agit du constat selon lequel « nous » habitons, oui, un certain système économique et social caractérisé par l’inégalité, l’injustice, l’exploitation, la ségrégation, l’exclusion, etc., une certaine organisation des choses et de l’espace qui nous est donnée comme inéluctable (il n’y a pas d’alternative au règne du marché, au pouvoir de la finance, au capitalisme mondialisé), en un mot un certain ordre des choses qu’il nous est permis de regarder, de façon critique, comme un vaste champ de ruines. Le « mais » qui clôt ce constat et reste en suspens, indique qu’il y a, qu’il y aurait, pour « nous », peut-être, sans doute, une autre façon d’habiter. Que d’abord il s’agit, peut-être, sans doute, de déshabiter ces ruines, que ce ne sont pas les nôtres.

C’est le point, ce « mais », où pourrait s’articuler l’injonction : « il faut construire des cabanes », qui sonne comme un mot d’ordre, un encouragement à donner consistance, dimension de résistance, au projet d’écrire.

Il faut donc construire des cabanes, mais aussi sans doute tracer les chemins qui les relient. Des liens existent entre certaines revues qui se reconnaissent des projets communs ou très proches, des liens encore entre par exemple les militants de Notre-Dame-des-Landes et les militants « No borders » dans la jungle où vivent les réfugiés migrants à Calais, des liens encore entre les membres de la communauté de Tarnac et les militants allemands ou hollandais de l’écologie dite radicale ou les Italiens en lutte contre le projet de construction de la ligne de train rapide Lyon-Turin.

De ces cabanes, je dirai aussi qu’elles sont des lieux d’autonomie, des lieux aussi autonomes que possible, autonomes dans les limites du possible, mais en aucun cas des lieux de fuite ou d’isolement, des « refuges » au sens tristement passif et défensif de ce terme. Elles sont au contraire des lieux pour inventer de nouvelles façons d’agir et d’être, des lieux d’échange et de partage, ou si l’on veut des bases de résistance à partir desquelles penser et préparer des actions à venir, des lieux pour penser le présent qui vient.

Un déplacement permanent qui tienne le plus grand compte du terrain, des obstacles, des contextes, des irrégularités du réel, de ce qui survient et s’interpose… D’où la prose, une prose irrégulière, hétérogène, circonstancielle. Impliquée.

La proposition d’une écriture objective-projective. Un projet comme un projectile : « écrire dormir habiter préparer des projectiles… ».

Jean-Marie Gleize, « Pour une écriture impliquée ou les projectiles », in Lignes, numéro 66, 2021.

On ne peut comprendre ce mouvement de nationalisation du prolétariat qui, comme on va le voir, ne s’est jamais démenti, que s’il on comprend ce qui suit : les forces à potentiel révolutionnaire ont rompu avec la relation de principe qui les rattachait à ce qu’on pourrait appeler une « théorie de la vérité ». En l’occurence, que le capitalisme en son stade suprême, l’impérialisme, engendre un régime d’inégalité et d’injustices structurelles à l’échelle de la planète. L’abandon progressif de cette vérité ne s’est pas réalisé sans l’action stratégique des classes dominantes à l’intérieur de l’État, ni non plus sans le consentement des forces politiques en présence. Si « l’histoire de la classe ouvrière, c’est l’histoire de sa lutte contre la bourgeoisie » (Poulantzas), elle est aussi celle de l’identification du prolétariat à l’État-nation à l’intérieur duquel se cristallise un rapport de force qui est aussi un rapport de classe.

Houria Bouteldja, Beaufs et barbares. Le paris du nous, Lafabrique, 2023.

ADORNO — L’art dans son ensemble est toujours vrai et faux à la fois. Il faut nous abstenir de succomber à l’idéologie du travail, mais nous ne pouvons pas non plus nier que tout bonheur fraternise avec le travail.

HORKHEIMER — Le rayon doit être renvoyé par un obstacle.

ADORNO — Il ne faut pas reproduire le stade de l’animal, dans lequel on ne fait rien du tout.

(HORKHEIMER — Ce qu’il y a de moins naturel chez l’être humain est qu’il est éveillé toute la journée et dort la nuit. Il est adapté à de plus petits intervalles).

HORKHEIMER — Le bonheur serait un état de l’animal appréhendé sous la perspective de ce qui n’est plus animal.

ADORNO — On pourrait apprendre de l’animal ce qu’est le bonheur.

HORKHEIMER — Atteindre l’état de l’animal au niveau de la réflexion, voilà la liberté. La liberté signifie que l’on ne doit travailler à rien.

ADORNO — La philosophie dit toujours que la liberté, c’est lorsque l’on se choisit un travail, lorsque l’on fait sien tout ce qui est misérable.

HORKHEIMER — C’est là que se situe l’angoisse. A l’Est, ils se sont rendus compte que l’on ne va pas très loin avec ce genre de liberté, et c’est pourquoi ils ont choisi l’esclavage. Là-bas, le point principal est que la justice domine, ils n’accordent aucune valeur à la liberté. La liberté consisterait à glisser dans le diffus, à un échelon plus élevé. C’est pourquoi la divinisation de la civilisation, qui est identique à la divinisation du travail, est si mauvaise. Le chaotique, le diffus, c’est cela qui serait le bonheur.

Theodor W. Adorno & Max Horkheimer, Vers un nouveau manifeste, traduction de Katia Genel & Agnès Grivaux, Éditions la Tempête, 2020.

En définitive, ce livre ne cherche à dire qu’une et une seule chose : sans lointain, aucune délivrance est possible. Si un communisme est encore possible, un communisme des terreux, c’est-à-dire un communisme pour les damnés de la terre, il se formera à partir d’une étrange correspondance avec ce qui est hors d’atteinte. L’astre qui nous interpelle n’est pas en demande de colonisation, il n’est pas là pour nous séduire, mais pour nous conduire là où la propriété est inconnue. Publié pour la première fois en 1847, et dirigé par le célèbre abolitionniste afro-américain Frédérick Douglas, North Star est devenu l’un des plus importants journaux anti-esclavagistes afro-américains. Le nom du journal rendait hommage au fait que les esclaves en fuite utilisaient l’étoile polaire dans le ciel nocturne pour les guider vers la liberté.

Frédéric Neyrat, Le cosmos de Walter Benjamin. un communisme du lointain, Éditions KIMÉ, 2022.

Et viendra le jour – bien plus tôt que prévu – où nos enchevêtrements « sociaux », nos communautés du sensible, aujourd’hui baignant dans un océan technique, seront transfigurés par des poussées mémorielles, des échappées, des résonances, des pontages et appelleront de leurs vœux quelque chose qui relève profondément d’une poésie du corps et de l’espace.

Nous nous sédimentons pour devenir l’affleurement augurant nos écritures cachées. 

Nous ne nous soustrayons pour autant aucunement au regard, bien au contraire ; nous constituons notre présence sédiment sur sédiment. 

Nous formons des membranes afin d’abriter des manières de nous mouvoir qui nous transforment nous-mêmes en chemins, en voyages, en expériences du sensible.

Nous sommes, depuis nos positions de rejetés par La Marchine, de malvenus, de « corps de refus » où se manifestent entre nous et La Machine des rejets mutuels, des bugs, en cours de devenirs membranaires.

Tout ceci est le signe avant-coureur que nos transformations sont déjà en cours.

Ce que nous apprendrons de ces transformations sera une chose entièrement nouvelle car totalement incertaine.

Tahar Kessi, « Noésie. Hétérographie du rouge et phénoménologie de la barricade », lundimatin, #350, 2022 (disponible ici).

Tenter d’écrire, par les appareils de la technique que nous met à disposition le grand capital contre le salaire d’un mois de travail, à savoir contre le temps de vingt jours de labeur à ne plus percevoir la direction de notre nuit, tenter d’écrire revient à placer de la lumière au cœur de la pierre. La tentative d’écriture munie des technologies nouvelles de l’information n’est pas une tentation de la technique, elle est une tentative d’écriture de la multitude qui cherche à déchiffrer son chiffre, à conjurer l’irrémédiable de son avenir, dans les usines, dans les prisons, dans les exécutions et les noyades. La tentative d’écriture en appelle aux lucioles, emportées par leurs métamorphoses modernes loin du silence des roches. Il faut sonder la roche jusqu’à détruire son commerce, dans l’unique but de libérer les lucioles.

AAA (Amicale des Automates Autonomistes), extrait de « NIHIL ».

Texte : https://www.error.re/nihil/

Image : https://m.youtube.com/watch?v=By_gC9KU828

Alors nous serons comme la pierre,
comme l’arbre et comme la bête. Immergés
comme l’enfant à l’heure du premier babil.
L’enfant, voyez, capable de parler
toutes les langues du monde.
Mais ça n’est pas pour demain.
Une école de l’entre,
en Europe, paradis des nations tenaces,
terre de la centralité humaine, où la pensée
boîte d’avoir trop oublié, trop écarté l’invisible.
Ce n’est pas pour demain.
Lorsque sur les ruines des mots-tueurs,
dans le berceau de toutes les divisions,
classes et distinctions,
naîtra une école du vertige.

Camille de Toledo, L’inquiétude d’être au monde, Verdier, 2012.

Je crois que nous méritons vraiment de nous aimer… Nous aimer, oui, car le danger est passé… Dans cette caverne, il y a tes yeux qui dansent dans les flammes, et ton sourire aussi… Personne ne nous trouvera ici… La nuit est à nous. Notre enfance brûle sans fin. Et je t’embrasse de toutes mes forces, et tu m’embrasses de toutes tes forces… Et nous sommes bien ainsi…

Etienne Michelet, Toucan Fantôme, Abrüpt, 2021.

Ce jour précis,
— alors, ça va aujourd’hui ?
— comme on peut,
— ah, il parle maintenant le basané !

Basané. Basane ; peau de mouton tannée. La scruter, la toucher cette peau – la mienne – ça a commencé comme ça, avec l’un des miroirs de la yourte. Quel lien avec la peau de mouton ? Cette peau vue de près et dont on a éprouvé le grain.  [On appelait ça la btana au pays], ce pays quitté, ces jours écoulés en compagnie d’un mouton au balcon,  [Aïd El-Adha ou l’Aïd El Kebir], et qui coûtait des semaines d’efforts aux femmes ; équarrir la peau, la nettoyer, la passer au sel, laisser sécher au soleil. Quel lien avec une peau humaine ? perception, oui, pas le toucher. C’est de couleur, avant tout, qu’il est question. Délires autour de la peau et ses couleurs. Enfant, ces soirées, sous la douche, à user de la pierre ponce et du savon, frottant la peau. Croyance naïve qu’en la débarrassant des larves – ces peaux mortes – qui germaient, qu’en frottant jusqu’au sang, elle s’éclaircirait.

— oui, il parle et il t’emmerde,
— mais c’est qu’il se rebiffe, le basané ! me rappelle encore quand t’as débarqué avec Livia, tu mouftais pas, maintenant que tu te l’es faite, c’est bon tu te touches plus la nuit, hein le basané ?
— si Livia passe, tu lui diras que je suis sous le prunier,
— reviens, j’en ai pas fini avec toi, si tu travailles ici pourquoi que t’es pas déclaré ? j’ai vu les papiers, y a pas trace de toi, et j’ai demandé à Livia, elle veut pas répondre, elle dit rien, elle a peur, tu la cognes, c’est ça ? pour qu’elle parle pas, tu la menaces, reviens ici, le bougnoule, réponds…

S’éloigner, papiers et stylo, là-bas, les pruniers, à l’ombre.

Ahmed Slama, Marche-frontière, publie.net, 2021.

Nous sommes lucides, camarades, incomparablement lucides, comme si nous étions à l’article de la mort, mais nous savons maintenant
nous savons que l’espoir n’est pas une illusion lyrique.
Nous avons osé lutter nous oserons vaincre. Prêts à basculer
dans l’indécidable, nous avançons avec des propositions bien terrestres.
Ceux pour qui le monde n’est pas brûlant au point qu’ils préfèrent en changer pour tout autre plutôt que rester là,
à ceux-là nous n’avons rien à dire, car nous n’avons rien de commun avec l’art de la résignation.
À ceux qui voyant monter la hargne désespérée ou arrogante se demandent encore que faire et pour proposer quoi,
à ceux-là nous n’avons rien à dire.
Pas de place parmi nous pour les indécis.
Pas de place pour les amateurs de palabres vaines.
Pas de place pour les fanatiques des procédures bureaucratiques.
Nous sommes les semeurs des paroles urgentes et des idées qui sauvent.
NOS RÊVES PEUVENT AFFRONTER L’ARMÉE DES FAITS ET LA METTRE EN DÉROUTE.

Christophe Manon, Univerciel, Nous, 2009.

« Moi j’ai dressé une liste. Les grèves inutiles, déclare Alfred en allumant une autre cigarette. Merde », fait-il en s’apercevant que la première fume encore dans le cendrier.
Il tire sur l’une, puis l’autre. S’étouffe.
« L’année dernière, récite-t-il, le regard droit. Draveil-Villeneuve. 2 mai. Début de la grève dans les sablières de Seine-et-Oise. 18 mai. Coalition des vingt-six patrons concernés. Création d’un syndicat patronal. Deux morts et neufs blessés le 2 juin, quand les gendarmes tirent sur les grévistes en réunion. Le 30 juillet, la grève générale du bâtiment réunit cinq mille manifestants, encerclés par une multitude de dragons. Elle conduit quatre manifestants à la mort, deux cents en convalescence. Soixante-neuf blessés du côté des gendarmes. Arrestation des têtes pensantes de la CGT. Pouget, Griffuelhes, Yvetot, Bousquet… Victoire de Clémenceau. L’année dernière encore, grève des employés de Poste et du Télégraphe. Mouvement immédiatement réprimé par Clémenceau qui ne reconnaît pas le droit de grève aux fonctionnaires. Au moins six cents révocations. L’année dernière toujours, à Cette, en Languedoc, grève de la bordelaise…
— C’est bien, l’arrête Victor. Ça fait pas de mal de rappeler tout ça. Enfin ça fait du mal justement. (…)

Hélène Zimmer, Vairon, P.O.L, 2019.

Et vous, mes juges, voyez, je ne pleure pas, je ne demande aucune pitié, mais soyez justes. Mesurez votre liberté dans la foule, votre lucidité dans la passion, votre bonté entourée par le mal, et décrétez à cette aune ma culpabilité. Les ménades expriment une nécessité naturelle, aussi innocente et implacable que la foudre. J’en suis la dernière étincelle.

Joséphine Lanesem, Contre la mort, Abrüpt, 2020.

Dans mon horizon — finirai-je ce poème ? — dans mon horizon, des carrières s’ouvrent sous les collines, des mares éclosent sous les jardins, enfin des routes s’invitent dans les vapeurs — précisément quand j’ai faim d’elles.

Samuel Deshayes & Guillaume Marie, Ça écrit quoi, Édition LansKine, 2019.