Qu’il est difficile de parler de la lune avec retenue ! Elle est si con, la lune. Ça doit être son cul qu’elle nous montre toujours. On voit que je m’intéressais à l’astronomie, autrefois. Je ne veux pas le nier. Puis ce fut la géologie qui me fit passer un bout de temps. Ensuite c’est avec l’anthropologie que je me fis brièvement chier et avec les autres disciplines, telle la psychiatrie, qui s’y rattachent, s’en détachent et s’y rattachent à nouveau, selon les dernières découvertes. Ce que j’aimais dans l’anthropologie, c’était sa puissance de négation, son acharnement à définir l’homme, à l’instar de Dieu, en termes de ce qu’il n’est pas. Mais je n’ai jamais eu à ce propos que des idées fort confuses, connaissant mal les hommes et ne sachant pas très bien ce que cela veut dire, être. Oh j’ai tout essayé. Ce fut enfin à la magie qu’échut l’honneur de s’installer dans mes décombres, et encore aujourd’hui, quand je m’y promène, j’en retrouve des vestiges. Mais le plus souvent c’est un endroit sans plan ni limite et dont il n’est jusqu’aux matériaux qui ne me soient incompréhensibles, sans parler de leur disposition. Et la chose en ruines, je ne sais pas ce que c’est, ce que c’était, ni par conséquent s’il ne s’agit pas moins de ruines que de l’inébranlable confusion des choses éternelles, si c’est là l’expression juste.
Que s’est-il passé dans le monde, après la guerre et l’après-guerre ?
La normalité.
Oui, la normalité. Dans l’état de normalité, on ne regarde pas autour de soi : tout autour se présente comme « normal », privé de l’excitation et de l’émotion des années d’urgence. L’homme tend à s’assoupir dans sa propre normalité, il oublie de réfléchir sur soi, perd l’habitude de se juger, ne sait plus se demander qui il est.
C’est alors qu’il faut créer, artificiellement, l’état d’urgence : ce sont les poètes qui s’en chargent. Les poètes, ces éternels indignés, ces champions de la rage intellectuelle, de la furie philosophique.
Il y a eu des événements qui ont marqué la fin de l’après-guerre : prenons, pour l’Italie, la mort de De Gasperi.
La rage commence là, avec ces grandes, grises funérailles.
L’homme d’état antifasciste et reconstructeur a « disparu » : l’Italie s’adapte, dans le deuil de sa disparition, et s’apprête donc à retrouver la normalité des temps de paix, d’une véritable, immémoriale paix.
Mais quelqu’un, le poète, se refuse à cette adaptation.
Il observe avec détachement — le détachement du mécontentement, de la rage — les derniers actes de l’après-guerre : le retour des derniers prisonniers, souvenez-vous, dans des trains sordides, le retour des cendres des morts… Et… le ministre Pella qui, plein de morgue, scelle la volonté de l’Italie de participer à l’Europe Unie.
C’est ainsi que recommence, en paix, le mécanisme des relations internationales. Les cabinets succèdent aux cabinets, les aéroports voient un incessant va-et-vient de ministres, d’ambassadeurs, de plénipotentiaires qui descendent des passerelles d’avion, sourient, disent des mots vides, stupides, vains, mensongers.
Notre monde, en paix, déborde d’une haine sinistre, l’anticommunisme. Et sur fond opprimant et déprimant de Guerre froide et d’Allemagne divisée se profilent les nouvelles figures des protagonistes de l’histoire nouvelle.
Khrouchtchev, Kennedy, Nehru, Tito, Nasser, De Gaulle, Castro, Ben Bella.
Jusqu’à la rencontre, à Genève, des quatre Grands : et la paix, encore troublée, se dirige vers son installation définitive.
Et la rage du poète, envers cette normalisation qui est consécration du pouvoir et du conformisme, ne peut que croître encore.
Qu’est-ce qui rend mécontent le poète ? Une infinité de problèmes qui existent et que personne n’est à même de résoudre : et sans la résolution desquels la paix, la véritable paix, la paix du poète, est irréalisable.
Par exemple : le colonialisme. Cette violence anachronique d’une nation sur une autre, avec ses séquelles de martyrs et de morts.
Ou : la faim, pour des millions et des millions de sous-prolétaires.
Ou : le racisme. Le racisme comme cancer moral de l’homme moderne et qui, précisément comme le cancer, prend une infinité de formes. C’est la haine qui naît du conformisme, du culte de l’institution, de l’arrogance de la majorité. C’est la haine pour tout ce qui est différent, pour tout ce qui ne rentre pas dans la norme, et perturbe ainsi l’ordre bourgeois. Malheur à celui qui est différent! voilà le cri, la formule, le slogan du monde moderne. Haine envers les noirs donc, les jaunes, les gens de couleur : haine envers les juifs, haine envers les enfants rebelles, haine envers les poètes.
Lynchages à Little Rock, lynchages à Londres, lynchages en Afrique du nord; insultes fascistes aux juifs.
C’est ainsi que la crise éclate de nouveau, l’éternelle crise latente.
Les événements de Hongrie, Suez.
Et l’Algérie qui commence peu à peu à se couvrir de morts.
Le monde ressemble, pendant quelques semaines, à ce qu’il était quelques années plus tôt. Coups de canon, décombres, cadavres dans les rues, files de réfugiés en haillons, paysages incrustés de neige.
Morts éventrés sous la canicule du désert.
Dans le monde la crise se résout, encore une fois : les nouveaux morts sont pleurés, honorés, et recommence, toujours plus intégrale et profonde, l’illusion de la paix et de la normalité.
Mais, avec la vielle Europe qui se réinstalle dans ses gonds solennels, naît l’Europe moderne :
le Néo-capitalisme ;
le Marché Commun, les États-Unis d’Europe, les industriels éclairés et « fraternels », les problèmes des relations humaines, du temps libre, de l’aliénation.
La culture occupe des terrains nouveaux : nouveau souffle d’énergie créatrice dans les lettres, le cinéma, la peinture. Un énorme service rendu aux grands détenteurs du capital.
Le poète servile s’anéantit, rendant vains les problèmes et réduisant tout à la forme.
Le monde puissant du capital a, en guise d’impudent drapeau, un tableau abstrait.
Ainsi, tandis que dans un coin la culture de haut niveau devient de plus en plus raffinée et réservée à quelques-uns, ces « quelques-uns » deviennent, fictivement, nombreux : ils deviennent « masse ». C’est le triomphe du « digest », de l’« illustré » et, surtout, de la télévision. Le monde déformé par ces moyens de diffusion, de culture, de propagande, devient de plus en plus irréel : la production en série, y compris des idées, le rend monstrueux.
Le monde des magazines, du lancement à échelle mondiale des produits, même humains, est un monde qui tue.
Pauvre, tendre Marilyn, petite sœur obéissante, accablée par ta beauté comme par une fatalité qui réjouit et tue.
Peut-être as-tu pris le bon chemin, nous l’as-tu enseigné. Ton blanc, ton or, ton sourire impudique par politesse, passif par timidité, par respect envers les adultes qui te voulaient ainsi, toi, restée gamine, voilà ce qui nous invite à apaiser la rage dans les pleurs, à tourner le dos à cette réalité maudite, à la fatalité du mal.
Car : tant que l’homme exploitera l’homme, tant que l’humanité sera divisée en maîtres et en esclaves, il n’y aura ni normalité ni paix. Voilà la raison de tout le mal de notre temps.
Et aujourd’hui encore, dans les années soixante, les choses n’ont pas changé : la situation des hommes et de leur société est la même qui a produit les tragédies d’hier.
Vous voyez ceux-là ? Hommes sévères, en veste croisée, élégants, qui montent et descendent des avions, qui roulent dans de puissantes automobiles, s’asseyent à des bureaux grandioses comme des trônes, se réunissent dans des hémicycles solennels, dans des lieux superbes et sévères : ces hommes aux visages de chiens ou de saints, de hyènes ou d’aigles, ce sont eux les maîtres.
Et vous voyez ceux-là ? Hommes humbles, vêtus de haillons ou de vêtements produits en série, misérables, qui vont et viennent par des rues grouillantes et sordides, qui passent des heures et des heures à un travail sans espoir, se réunissent humblement dans des stades ou des gargotes, dans des masures misérables ou dans de tragiques gratte-ciels : ces hommes aux visages semblables à ceux des morts, sans traits et sans lumière sinon celle de la vie, ce sont eux les esclaves.
De cette division naissent la tragédie et la mort.
La bombe atomique avec son champignon funèbre s’élargissant en des cieux apocalyptiques est le fruit de cette division.
Il ne semble pas y avoir de solution à cette impasse, dans laquelle s’agite le monde de la paix et du bien-être. Peut-être seulement un tournant imprévisible, inimaginable… une solution dont aucun prophète ne saurait avoir l’intuition… une de ces surprises qu’a la vie lorsqu’elle veut continuer… peut-être…
Peut-être le sourire des astronautes : c’est lui, peut-être, le sourire de l’espoir véritable, de la paix véritable. Interrompues, ou fermées, ou sanglantes les voies de la terre, voici que s’ouvre, timidement, la voie du cosmos.
Pier Paolo Pasolini, « Traitement », La rage, traduction de Patrizia Atzei & Benoît Casas, NOUS Éditions, 2014.
Les hommes ne sont pas achevés ; donc leur passé ne l’est pas non plus. Il continue, sous d’autres signes à travailler avec nous, avec l’élan qui vient de ses interrogations, avec l’expérimentation que représente ses réponses ; nous sommes tous dans la même barque. Les morts reviennent, métamorphosés ; ceux (comme Thomas Münzer) dont l’action était trop hardie pour être menée à son terme ; ceux (comme Eschyle, Dante, Shakespeare, Bach, Goethe) dont l’oeuvre était de trop grande envergure pour entrer dans les cadres de leur temps. La découverte de l’avenir dans le passé, voilà ce qu’est la philosophie de l’histoire et, par conséquent, aussi l’histoire de la philosophie. C’est pourquoi l’adieu à Hegel n’est pas plus un adieu que la première rencontre avec lui. Quant à la puissance et à la maturation posthume de cette oeuvre, Hegel donne occasion à de constantes retrouvailles, béatifiantes et fructueuses, vénérables et reconnaissantes. Des temps de transition comme le nôtre rendent avant tout sensible au génie de sa dialectique, au grand précepteur qu’il fut à cet égard. Non parce que la chouette de Minerve vole dans le crépuscule, sous les ruines de la spéculation, dans la fausseté foncière du cercle fait de cercles, mais justement parce que se lève une pensée de l’aube, de cette heure ouverte du jour, la moins étrangère à Minerve, déesse de la lumière. Des temps de transition, ceux d’aujourd’hui le sont avec une force toute particulière, au sens d’une progression, pleine de ferment et sujette à menaces, en direction d’une forme d’existence plus humaine. Il est opportun de citer ici un texte évolutionniste dû au maitre de la dialectique ; il montre que la chouette, dans cette perspective, est devenue aussi ce qu’auprès de Minerve elle est effectivement : une allégorie de la vigilance. En 1816 Hegel écrivait à son ami Niethammer : « Je tiens ferme que l’esprit du monde a communiqué au temps l’ordre de mise en marche ; à un tel commandement on obéit ; cet être va de l’avant telle une phalange cuirassée, fortement refermée sur elle-même, d’un pas irrésistible, avec un mouvement aussi peu perceptible que la progression d’un soleil, nonobstant tout obstacle ; flanqué d’innombrables troupes légères, adversaires ou amies, la plupart ignorant tout à fait de quoi il s’agit et recevant simplement des coups sur la tête comme d’une main invisible. Vaine est toute rodomontade retardatrice, tout coup d’épée dans l’eau qui voudrait en faire accroire ; face à ce colosse tout cela est capable peut-être de toucher aux lacets de ses souliers, de les barbouiller d’un peu de cirage ou de crotte, mais ne saurait les dénouer, moins encore arracher à ces divines chaussures leurs souples semelles élastiques, voire, lorsqu’il les chausse, ses bottes de sept lieues. Le parti le plus sûr (intérieurement et extérieurement) est bien de garder les yeux fixés sur cette gigantesque marche en avant. » Le règlement militaire du XVIIIe siècle auquel sont empruntées ces images n’est plus en vigueur de nos jours, mais l’image produite de la gigantesque avance continue, mutatis mutandis, à produire un effet qui ne nous est pas totalement incompréhensible. Le rationnel peut devenir réel, le réel peut devenir rationnel ; cette tâche incombe à la phénoménologie, c’est-à-dire à l’histoire des manifestations phénoménales, de la véritable action. Action du vrai, ou achèvement de sa préhistoire qui dure encore et toujours, — changement du monde selon sa tendance telle que la conçoit la dialectique matérialiste, — accord de la théorie-praxis humaine avec une réalité effective en elle-même harmonisée. Ici aucune place n’est laissée à une spéculation passive ; il faut au contraire que le savoir, théoriquement illimité, s’avère tel également de manière pratique, en s’affranchissant par la voie du socialisme, en faisant sauter la servitude, en maitrisant la nécessité. C’est ainsi surtout que le marxisme se distingue de toutes les philosophies antérieures, y compris par conséquent celle de Hegel dont il est le plus proche. Opérant, en effet, un saut dans le neuf tel que l’histoire jusqu’alors n’en avait pas connu, par une prolongation de Hegel qui est en même temps sa suspension, Marx inaugure la transformation de la philosophie en philosophie de la transformation du monde. La philosophie n’est plus philosophie si elle n’est pas dialectico-matérialiste, mais il faut aussi affirmer, maintenant et à jamais, que le matérialisme dialectique n’en est pas un s’il n’est pas philosophique, c’est-à-dire s’il n’avance vers de grands horizons ouverts. Cette marche en avant est un travail, à la fois théorique et pratique, contre l’aliénation, par conséquent pour le dessaisissement du dessaisissement, par conséquent, pour que se fasse connaître au-dehors ce qui appartient en propre au pays natal, là où le noyau, c’est-à-dire l’essentiel de l’homme et du monde, peut enfin commencer à se manifester. Et cela en ce temps-ci, en cette terre-ci, dans le royaume de notre contenu de liberté enfin susceptible d’être mis au jour. À cette fin conduit déjà, inconsciemment, toute la préhistoire, mais l’histoire consciemment instaurée trouve son thème déterminant dans le contenu total, constamment réfléchi, médiatement anticipé, du royaume de la liberté. Jusqu’ici, des réalisations partielles du plan, des figures réalistico-symboliques ont fait connaître cet effectif vers-quoi et pour-quoi. C’est la chose simple et difficile à faire [définition du communisme par Bertolt Brecht], l’être-pour-soi dont les voies ne se peuvent conquérir que de hautes luttes, dont les éminentes qualités exigent une grande vaillance. À mesure que presse davantage la prise en main des moyens conduisant à cette fin, celle-ci devient elle-même plus manifeste, comme objectivation du sujet, comme médiation subjective des objets. Rêve optatif, cette fin de l’existence humanisée a toujours a été proche ; réalité présente, elle est toujours restée dans les lointains de l’utopie. Maintenant enfin le mouvement effectif vers son effectuation est consciemment commencé, contre le dessaisissement de tous les hommes et de toutes les choses, afin que vienne-à-soi l’être-soi. En libérant la société toute entière de toutes les conditions de l’existence qui portent sur elles la marque du travail aliéné, le socialisme la délivre de l’aliénation, créant ainsi les bases requises pour qu’une Terre entière devienne le domaine interne de l’humanisation. Telle est l’immémoriale visée vers le bonheur, — visée qui, au lieu d’enjoliver et de clore, comme celle de Hegel, le monde existant, noue alliance avec le monde non encore existant, avec les propriétés du réel qui sont porteuses d’avenir.
Ernst Bloch, Sujet-Objet. Éclaircissements sur Hegel, traduction de Maurice de Gandillac, Gallimard, 1978.
Dans nos manuels de lecture figurait la fable du vieil homme qui sur son lit de mort fait croire à ses enfants qu’un trésor est caché dans sa vigne. Ils n’ont qu’à chercher. Les enfants creusent, mais nulle trace de trésor. Quand vient l’automne, cependant, la vigne donne comme aucune autre dans tout le pays. Ils comprennent alors que leur père a voulu leur léguer le fruit de son expérience : la vraie richesse n’est pas dans l’or, mais dans le travail. Ce sont des expériences de ce type qu’on nous a opposées, en guise de menace ou d’apaisement, tout au long de notre adolescence : « C’est encore morveux et ça veut donner son avis. » « Tu en as encore beaucoup à apprendre. » L’expérience, on savait exactement ce que c’était : toujours les anciens l’avaient apportée aux plus jeunes. Brièvement, avec l’autorité de l’âge, sous forme de proverbes ; longuement, avec sa façon de, sous forme d’histoires ; parfois dans des récits de pays lointains, au coin du feu, devant les enfants et les petits-enfants. – Où tout cela est-il passé ? Trouve-t-on encore des gens capables de raconter une histoire ? Où les mourants prononcent-ils encore des paroles impérissables, qui se transmettent de génération en génération comme un anneau ancestral ? Qui, aujourd’hui, sait dénicher le proverbe qui va le tirer d’embarras ? Qui chercherait à clouer le bec à la jeunesse en invoquant son expérience passée ?
Non, une chose est claire : le cours de l’expérience a chuté, et ce dans une génération qui fit en 1914-1918 l’une des expériences les plus effroyables de l’histoire universelle. Le fait, pourtant, n’est peut-être pas aussi étonnant qu’il y paraît. N’a-t-on pas alors constaté que les gens revenaient muets du champ de bataille ? Non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable. Ce qui s’est répandu dix ans plus tard dans le flot des livres de guerre n’avait rien à voir avec une expérience quelconque, car l’expérience se transmet de bouche à oreille. Non, cette dévalorisation n’avait rien d’étonnant. Car jamais expériences acquises n’ont été aussi radicalement démenties que l’expérience stratégique par la guerre de position, l’expérience économique par l’inflation, l’expérience corporelle par l’épreuve de la faim, l’expérience morale par les manœuvres des gouvernants. Une génération qui était encore allée à l’école en tramway hippomobile se retrouvait à découvert dans un paysage où plus rien n’était reconnaissable, hormis les nuages et au milieu, dans un champ de forces traversé de tensions et d’explosions destructrices, le minuscule et fragile corps humain.
Cet effroyable déploiement de la technique plongea les hommes dans une pauvreté tout à fait nouvelle. Et celle-ci avait pour revers l’oppressante profusion d’idées que suscita parmi les gens – ou plutôt : que répandit sur eux – la reviviscence de l’astrologie et du yoga, de la Science chrétienne et de la chiromancie, du végétarisme et de la gnose, de la scolastique et du spiritisme. Car ce n’est pas tant une authentique reviviscence qu’une galvanisation qui s’opère ici. Pensons aux magnifiques peintures d’Ensor, montrant des rues de grandes villes pleines de tumulte, où se déverse à perte de vue une cohorte de petits bourgeois en costume de carnaval, des masques grimaçants et poudrés au front orné de couronnes de paillettes. Ces tableaux illustrent peut-être au premier chef l’effrayante et chaotique renaissance en laquelle tant de gens placent leurs espérances. Mais nous voyons ici, de la manière la plus claire, que notre pauvreté en expérience n’est qu’un aspect de cette grande pauvreté qui a de nouveau trouvé un visage – un visage aussi net et distinct que celui du mendiant au Moyen Âge. Que vaut en effet tout notre patrimoine culturel, si nous n’y tenons pas, justement, par les liens de l’expérience ? À quoi l’on aboutit en simulant ou en détournant une telle expérience, l’effroyable méli-mélo des styles et des conceptions du monde qui régnait au siècle dernier nous l’a trop clairement montré pour que nous ne tenions pas pour honorable de confesser notre pauvreté. Avouons-le : cette pauvreté ne porte pas seulement sur nos expériences privées, mais aussi sur les expériences de l’humanité tout entière. Et c’est donc une nouvelle espèce de barbarie.
De barbarie ? Mais oui. Nous le disons pour introduire une conception nouvelle, positive, de la barbarie. Car à quoi sa pauvreté en expérience amène-t-elle le barbare ? Elle l’amène à recommencer au début, à reprendre à zéro, à se débrouiller avec peu, à construire avec presque rien, sans tourner la tête de droite ni de gauche. Parmi les grands créateurs, il y a toujours eu de ces esprits impitoyables, qui commençaient par faire table rase. Il leur fallait en effet une planche à dessin, ils étaient des constructeurs. Descartes fut un de ces constructeurs, qui ne voulut d’abord pour toute philosophie que cette unique certitude : « Je pense, donc je suis », et qui partit de là. Einstein aussi était un tel constructeur, qui soudain n’eut plus d’yeux, dans tout le vaste univers de la physique, que pour une infime divergence entre les équations de Newton et les résultats de l’observation astronomique. Cette même volonté de recommencer à zéro animait les artistes qui, comme les cubistes, adoptèrent la méthode des mathématiciens et entreprirent de construire le monde à partir de formes stéréométriques, ou qui, comme Klee, s’inspirèrent du travail des ingénieurs. Car les figures de Klee ont été pour ainsi dire conçues sur la planche à dessin, et, à l’instar d’une bonne voiture dont même la carrosserie répond avant tout aux impératifs de la mécanique, elles obéissent dans l’expression des visages avant tout à leur structure intérieure. À leur structure plus qu’à leur vie intérieure : c’est ce qui les rend barbares.
Ici et là, les meilleurs esprits ont depuis longtemps commencé à se faire une idée sur ces questions. Ils se caractérisent à la fois par un manque total d’illusions sur leur époque et par une adhésion sans réserve à celle-ci. C’est la même attitude que l’on retrouve quand le poète Bertolt Brecht note que le communisme consiste dans la juste répartition, non pas de la richesse, mais de la pauvreté, et quand le précurseur de l’architecture moderne, Adolf Loos, déclare : « J’écris pour des hommes dotés d’une sensibilité moderne. […] Je n’écris pas pour des hommes qui se consument de nostalgie pour la Renaissance ou le rococo. » Un artiste aussi complexe que le peintre Paul Klee, un artiste aussi programmatique qu’Adolf Loos – tous deux repoussent l’image traditionnelle, noble, solennelle, d’un homme paré de toutes les offrandes sacrificatoires du passé, pour se tourner vers leur contemporain qui, dépouillé de ces oripeaux, crie comme un nouveau-né dans les langes sales de cette époque. Personne ne lui a réservé un accueil aussi joyeux, aussi riant, que Paul Scheerbart. Il existe des romans de lui qui de loin ressemblent à un Jules Verne, mais à la différence de Verne, chez qui les véhicules les plus extravagants ne transportent à travers l’espace que de petits rentiers français ou anglais, Scheerbart s’est demandé en quelles créatures tout à fait nouvelles, aimables et curieuses, nos téléscopes, nos avions et nos fusées transformeront l’homme d’hier. Ces créatures, du reste, parlent déjà une langue tout à fait nouvelle. L’élément décisif dans cette langue est l’attrait pour tout ce qui relève d’un projet délibéré de construction, par opposition notamment à la réalité organique. Ce trait est le signe infaillible du langage des hommes – disons plutôt : des gens – chez Scheerbart. Car ils récusent précisément toute ressemblance avec l’homme, principe de l’humanisme. Jusque dans leurs noms propres : dans le livre intitulé Lesabéndio, d’après le nom du héros, les gens s’appellent Peka, Labu ou Sofanti. Les Russes aussi aiment donner à leurs enfants des noms « déshumanisés » : ils les appellent « Octobre », d’après le mois de la Révolution, « Piatilietka », d’après le plan quinquennal, ou « Aviakhim », d’après le nom d’une compagnie d’aviation. La langue ne subit aucun renouvellement technique, mais se trouve mobilisée au service de la lutte ou du travail ; au service, en tout cas, de la transformation de la réalité, plutôt que de sa description.
Scheerbart, pour en revenir à lui, accorde la plus grande importance à installer ses personnages – et, sur leur modèle, ses concitoyens – dans des logements dignes de leur rang : dans des maisons de verre mobiles, telles que Loos et Le Corbusier les ont entre-temps réalisées. Le verre, ce n’est pas un hasard, est un matériau dur et lisse sur lequel rien n’a prise. Un matériau froid et sobre, également. Les objets de verre n’ont pas d’« aura ». Le verre, d’une manière générale, est l’ennemi du mystère. Il est aussi l’ennemi de la propriété. Le grand écrivain André Gide a dit un jour : chaque objet que je veux posséder me devient opaque. Si des gens comme Scheerbart rêvent de constructions en verre, serait-ce parce qu’ils sont les apôtres d’une nouvelle pauvreté ? Mais peut-être une comparaison nous en dira-t-elle plus à ce sujet que la théorie. Lorsqu’on pénètre dans le salon bourgeois des années 1880, quelle que soit l’atmosphère de douillette intimité qui s’en dégage, l’impression dominante est : « Tu n’as rien à faire ici ». Tu n’as rien à y faire, parce qu’il n’est pas de recoin où l’habitant n’ait déjà laissé sa trace : sur les corniches avec ses bibelots, sur le fauteuil capitonné avec ses napperons, sur les fenêtres avec ses transparents, devant la cheminée avec son pare-étincelles. Un joli mot de Brecht nous aide à sortir de là, loin de là : « Efface tes traces ! » dit le refrain du premier poème du Manuel pour les habitants des villes. Ici, dans le salon bourgeois, c’est l’attitude contraire qui est passée en habitude. Inversement, l’« intérieur » oblige l’habitant à adopter autant d’habitudes que possible, des habitudes qui traduisent moins le souci de sa propre personne que celui de son cadre domestique. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler l’état absurde dans lequel se mettaient les habitants de tels cocons, lorsque quelque chose venait à se briser dans le ménage. Même leur manière de se mettre en colère – et ils savaient jouer en virtuoses de cet affect, qui tend aujourd’hui à dépérir – était avant tout la réaction d’une personne à qui l’on a effacé « la trace de son séjour terrestre ». De cela, Scheerbart avec son verre, le Bauhaus avec son fer, sont venus à bout : ils ont créé des espaces dans lesquels il est difficile de laisser des traces. « Tout ce qui a été dit dans cet ouvrage, disait Scheerbart il y a maintenant vingt ans, nous autorise assurément à parler d’une « civilisation du verre ». Le nouveau milieu qu’elle créera transformera complètement l’homme. Et il n’y a maintenant plus qu’à souhaiter que la nouvelle civilisation du verre ne rencontre pas trop d’adversaires. »
La pauvreté en expérience : cela ne signifie pas que les hommes aspirent à une expérience nouvelle. Non, ils aspirent à se libérer de toute expérience quelle qu’elle soit, ils aspirent à un environnement dans lequel ils puissent faire valoir leur pauvreté, extérieure et finalement aussi intérieure, à l’affirmer si clairement et si nettement qu’il en sorte quelque chose de décent. Ils ne sont du reste pas toujours ignorants ou inexpérimentés. On peut souvent dire le contraire : ils ont « ingurgité » tout cela, la « culture » et l’« homme », ils en sont dégoûtés et fatigués. Personne ne se sent plus concerné qu’eux par ces mots de Scheerbart : « Vous êtes tous si fatigués – pour cette seule raison que vous ne concentrez pas toutes vos pensées autour d’un plan très simple, mais vraiment grandiose. » À la fatigue succède le sommeil, et il n’est alors pas rare que le rêve nous dédommage de la tristesse et du découragement de la journée, en réalisant l’existence très simple, mais vraiment grandiose, que nous n’avons pas la force de construire dans l’état de veille. L’existence de Mickey Mouse est un de ces rêves des hommes d’aujourd’hui. Cette existence est pleine de prodiges qui non seulement dépassent ceux de la technique, mais tournent ceux-ci en dérision. Car ce qu’ils offrent de plus remarquable, c’est qu’ils ne mettent en jeu aucune machinerie, qu’ils surgissent à l’improviste du corps de Mickey, de ses partisans et de ses persécuteurs, des meubles les plus quotidiens aussi bien que des arbres, des nuages ou des flots. La nature et la technique, le primitivisme et le confort se confondent ici parfaitement, et sous les yeux de gens fatigués par les complications sans fin de la vie quotidienne, de gens pour qui le but de la vie n’apparaît plus que comme l’ultime point de fuite dans une perspective infinie de moyens, surgit l’image libératrice d’une existence qui en toute circonstance se suffit à elle-même de la façon la plus simple et en même temps la plus confortable, une existence dans laquelle une automobile ne pèse pas plus lourd qu’un chapeau de paille, et où le fruit sur l’arbre s’arrondit aussi vite que la nacelle d’un ballon. Mais gardons nos distances, reculons d’un pas.
Pauvres, voilà bien ce que nous sommes devenus. Pièce par pièce, nous avons dispersé l’héritage de l’humanité, nous avons dû laisser ce trésor au mont de piété, souvent pour un centième de sa valeur, en échange de la piécette de l’« actuel ». À la porte se tient la crise économique, derrière elle une ombre, la guerre qui s’apprête. Tenir bon, c’est devenu aujourd’hui l’affaire d’une poignée de puissants qui, Dieu le sait, ne sont pas plus humains que le grand nombre souvent plus barbares, mais pas au bon sens du terme. Les autres doivent s’arranger comme ils peuvent, repartir sur un autre pied et avec peu de chose. Ceux-ci font cause commune avec les hommes qui ont pris à tâche d’explorer des possibilités radicalement nouvelles, fondées sur le discernement et le renoncement. Dans leurs bâtiments, leurs tableaux et leurs récits, l’humanité s’apprête à survivre, s’il le faut, à la disparition de la culture. Et, surtout, elle le fait en riant. Ce rire peut parfois sembler barbare. Admettons. Il n’empêche que l’individu peut de temps à autre donner un peu d’humanité à cette masse qui la lui rendra un jour avec usure.
Walter Benjamin, « Expérience & pauvreté », in Œuvres, II, traduction de Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Gallimard, Folio, 2000.
— Permettez-moi d’avouer, dit Charlotte, que, quand vous appelez affinité le rapport qui existe entre vos êtres réguliers, ils me paraissent, à moi, avoir entre eux moins une affinité de sang qu’une affinité d’esprit et d’âme. C’est précisément ainsi qu’il peut se former entre les hommes des amitiés vraiment sérieuses, car des qualités opposées rendent possible une union intime. J’attendrai donc ce que vous me mettrez sous les yeux de ces mystérieux effets. Maintenant, dit-elle, en se tournant vers Édouard, je ne te troublerai plus dans ta lecture : mieux instruite, je l’écouterai avec attention. — Puisque tu as fait appelle à nous, repartit Édouard, tu ne t’en tireras pas si facilement, car ce sont justement les cas les plus complexes qui sont les plus intéressants. C’est par eux qu’on apprend à connaître les degrés d’affinité, les attractions, proches et serrées, lointaines et lâches : les affinités ne deviennent intéressantes que lorsqu’elles déterminent des séparations. — Est-ce que ce triste mot, s’écria Charlotte, que, de nos jours, hélas ! on entend si souvent dans le monde, se rencontre aussi dans l’histoire naturelle ? — Sans doute, reprit Édouard : et c’est même un titre d’honneur caractéristique des chimistes : on les appelait « séparateurs » ou analystes. — On ne les appelle donc plus ainsi, reprit Charlotte, et l’on fait très bien. Réunir est un art plus grand, un plus grand mérite. Un artiste « assembleur » serait bienvenu dans tous les domaines du monde.
Johann Wolfgang von Goethe, Les affinités électives, in Romans, traduction de Pierre du Colombier, Gallimard, Pléiade, 1954.
Homme, libre penseur ! te crois-tu seul pensant Dans ce monde où la vie éclate en toute chose ? Des forces que tu tiens ta liberté dispose, Mais de tous tes conseils l’univers est absent.
Respecte dans la bête un esprit agissant : Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ; Un mystère d’amour dans le métal repose ; « Tout est sensible ! » Et tout sur ton être est puissant.
Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t’épie : À la matière même un verbe est attaché… Ne la fais pas servir à quelque usage impie !
Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché ; Et comme un oeil naissant couvert par ses paupières, Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres !
Gérard de Nerval, Les chimères, Gallimard, Poésie, 2005.
Je veux rendre grâce au divin Labyrinthe des effets et des causes Pour la diversité des créatures Qui composent ce singulier univers, Pour la raison, qui ne cessera jamais de rêver Au plan du labyrinthe. Pour le visage d’Hélène et pour la persévérance d’Ulysse, Pour l’amour, qui nous permet de voir nos semblables Comme les voit la divinité, Pour le ferme diamant et pour l’eau dénouée, Pour l’algèbre, palais de cristaux précis, Pour les monnaies mystiques de Silesius, Pour Schopenhauer, Qui peut-être déchiffra l’univers, Pour l’éclat du feu Qu’aucun être humain ne peut regarder sans un ancien étonnement, Pour l’acajou, le cèdre et le santal, Pour le pain et le sel, Pour le mystère de la rose Qui prodigue la couleur et qui ne la voit pas, Pour certaines veilles et certains jours de 1955, Pour les durs gardians qui sur la plaine Font aller devant eux le bétail et l’aube, Pour le petit matin à Montevideo, Pour l’art de l’amitié, Pour le dernier jour de Socrate, Pour les mots échangés au crépuscule D’une croix à l’autre, Pour ce rêve de l’Islam qui embrassa Mille nuits et une nuit, Pour cet autre rêve, l’enfer Pour le feu purificateur de la Tour Et pour ses sphères glorieuses, Pour Swedenborg Qui parlait avec les anges dans les rues de Londres, Pour les fleuves secrets et immémoriaux Qui convergent en moi, Pour la langue qu’il y a des siècles et des siècles j’ai parlée en Northumbrie, Pour l’épée et la harpe des Saxons, Pour la mer, qui est un désert resplendissant, Un symbole de nos ignorances Et une épitaphe des Vikings, Pour la musique verbale d’Angleterre, Pour la musique verbale d’Allemagne, Pour l’or qui brille dans les vers, Pour l’hiver épique, Pour le nom d’un livre que je n’ai pas lu : Gesta Dei per Francos, Pour Verlaine, innocent comme les oiseaux, Pour le prisme de cristal et le poids de cuivre, Pour les zébrures du tigre, Pour les hautes tours de San Francisco et de l’île de Manhattan, Pour le matin au Texas, Pour ce Sévillan qui rédigea l’Epître morale, Et dont, comme il l’eut préféré, nous ignorons le nom ; Pour Sénèque et pour Lucain, de Cordoue, Qui avant la langue espagnole écrivirent Toute la littérature espagnole, Pour le fier et géométrique jeu d’échecs, Pour la tortue de Zénon et la carte de Royce, Pour l’odeur médicinale des eucalyptus, Pour le langage, qui est capable de simuler la connaissance, Pour l’oubli, qui annule ou modifie le passé, Pour l’habitude, Qui nous répète et nous confirme comme un miroir, Pour le matin, qui nous procure l’illusion d’un commencement, Pour la nuit, avec ses ténèbres et son astronomie, Pour la vaillance et le bonheur d’autrui, Pour la patrie, sentie dans les jasmins Ou dans une vieille épée, Pour Whitman et saint François d’Assise, qui ont déjà écrit le poème, Pour le fait que le poème est inépuisable, Qu’il se confond avec la somme des créatures, Qu’il ne parviendra jamais au dernier vers Et qu’il varie selon les hommes, Pour Frances Haslam, qui demanda pardon à ses enfants De mettre si longtemps à mourir, Pour les minutes qui précèdent le sommeil, Pour le sommeil et pour la mort, Ces deux trésors cachés, Pour les dons intimes que je n’écrirai pas, Pour la musique, mystérieuse forme du temps.
Jorge Luis Borges, Œuvre poétique, traduction de Nestor Ibarra, Gallimard, Poésie, 1985.
Vous, Sartre, vous ne jugez pas mal que Notre-Dame ait été éclairée par ses prêtres pour cet interlocuteur amphibie ?
Non !
Le peperizzo di Pressis Passe s’en va.
Au bar du Port-Royal tombe l’ombre de deux heures.
Non !
Il est nécessaire qu’adviennent les scandales, mais je ne me scandalise pas.
Et malheur à l’homme par qui le scandale arrive. Mais je ne me scandalise pas du tout ! Et alors ? Le Christ déteint au bar du Port-Royal. (Il y a quelqu’un dans ce monde qui, sans se scandaliser, efface des paragraphes de l’Évangile.)
Mais là (à l’Est) ils se scandalisent.
Et, en outre (ajoute le doux homme qui ne se scandalise pas assis dans le fauteuil comme une superbe cigale messagère d’amour) il n’y a pas de « critique du marxisme ».
Tout s’explique donc.
Mais cependant une autre cigale seule dans deux chambrettes de Budapest, sur le Danube, où l’on arrive par une route de métal noir comme un couloir, entre des brumes dépressives, par un hall sans portier, avec six grands monuments qui contiennent la mort de la petite-bourgeoisie qui vécut ici et maintenant y laisse la douleur d’une mort non pleurée — six monuments, dégradants sur six marches, pleins de la forme de la couleur maintenant emplie de la grandeur du peuple, ordures glaciales sous pression de brumes extérieures implacables — six monuments découverts, avec une partie de leur contenu, écorces enflammées d’un fruit méditerranéen pathétiquement exilé…
Assez. Au cinquième étage la cigale vient ouvrir la porte, elle ne se scandalise pas, mais ne se passionne pas, les machines pour penser ne peuvent pas le faire. Il n’y a pas d’angoisse pour ce que je conteste. La cigale a encore « tant à chanter », elle n’a pas de temps pour répondre. Le vieux ! (Je l’embrasserai en partant, j’aurai le courage de lui dire : « Pour toutes les années cinquante, où tu as été notre Sphinx, tu permets que je t’embrasse ? »)
Elle était,
cette cigale, prisonnière du Cinquième Plan et de la Philosophie. Sa lumière était charismatique. Il peut y avoir deux morceaux de pensée, pas deux morceaux de lumière.
Rajeuni par les âges des cigales, je parais être une fourmi catéchumène, et mon âme en fait comme celle d’un adolescent a besoin de retourner au bercail avec quelques cadeaux.
Je palpe dans la poche de mon costume italien les deux répliques parisiennes, sûr de mon effet. Je ne peux embrasser la pauvre cigale magyare que ses compatriotes méprisent (amusez-vous avec le vieux) hommes obscurs, fonctionnaires, jeunes lettrés qui de Budapest sont le sang neuf, comme un nouveau Noël, ils ne savent même pas dire où il habite, je suis peut-être un des rares qui en ont des nouvelles, comme un jeune journaliste,
et quand sept heures du soir nous enfoncent dans la nuit (la silencieuse qui précède les aubes) sur la capitale des sphinx et de la douleur brandie comme un drapeau je repars sans cadeau avec des amitiés pour Cesare Cases et Elsa Morante.
Je repars, m’étant acquitté de ma tâche de journaliste inconnu avec son visage menaçant et ses cruelles ambitions de jeune, je repars comme quand on laisse à jamais une ville qu’on a pas vue.
Adieu, Lukács, colombelle parmi les sphinx, combien encore doit roucouler la colombe avec son cerveau d’homme, parmi les sphinx dépositaires du silence !
Pier Paolo Pasolini, « Poésie en forme de polémique », in La persécution, traduction de René de Ceccatty, Point, 2014.
Me voici donc à mi-chemin, ayant eu vingt années – En gros vingt années gaspillées, les années de l’entre-deux guerres – Pour essayer d’apprendre à me servir des mots, et chaque essai Est un départ entièrement neuf, une différente espèce d’échec Parce que l’on n’apprend à maîtriser les mots Que pour les choses que l’on n’a plus à dire, ou la manière Dont on n’a plus envie de les dire. Et c’est pourquoi chaque tentative Est un nouveau commencement, un raid dans l’inarticulé Avec un équipement miteux qui sans cesse se détériore Parmi le fouillis général de l’imprécision du sentir, Les escouades indisciplinées de l’émotion. Et ce qui est à conquérir Par la force et la soumission a déjà été découvert Une ou deux fois, ou davantage, par des hommes qu’on n’a nul espoir D’égaler – mais il ne s’agit pas de concurrence – Il n’y a ici que la lutte pour recouvrer ce qui fut perdu, Retrouvé, reperdu : et cela de nos jours, dans des conditions Qui semblent impropices. Mais peut-être ni gain ni perte. Nous devons seulement essayer. Le reste n’est pas notre affaire.
Thomas Stearns Eliot, « Quatre quatuors », in La terre vaine et autres poèmes, traduction de Pierre Leyris, Point, 2014.