Toute l’innocence de la vie future

Je crie, en ce ciel où habita ma mère :
« Avec une incorrigible naïveté
— à l’âge où l’on devrait pourtant être un homme —
j’oppose l’arbitraire à la dignité
(qui, d’ailleurs, à cessé d’intéresser nos fils).
Et, contre un peu de science de l’histoire, qui me fait connaître
l’étendue de la tragédie d’une histoire qui s’achève,
je m’adjuge toute l’innocence de la vie future ! »

Pier Paolo Pasolini, Poésie en forme de rose, in Une vitalité désespérée, anthologie personnelle traduite par José Guidi, Gallimard, Poésie, 1973.

Pasolini e la poesia sarda

Per l’altra isola, la Sardegna, bisognerà anzitutto tener conto di una ragione che abbiamo visto valere anche per la Sicilia, e lo si vedrà per qualsiasi provincia dialettale “isolata”. Intendiamo la mistica della regione come “piccola patria”, incubatrice secolare di tradizioni e di folklore antichissimi, in qualche caso addirittura preistorici (come la Sardegna), per cui ogni prodotto letterario è come circonfuso di un sottinteso agiografico: dal calore di una dedizione che è l’atteggiamento tipico di quei poeti confinati in solitudini paesane a esasperare il loro naturale affetto per la terra che li ha visti nascere; di qui il dilatato bisogno di farsi “cantori” di questa terra, nazione solo linguisticamente, e ridotta, da una storia che realmente passa solo per il centro e esclude le aree marginali, a consolarsi con un’epica della miseria, dell’abbandono, del lavoro. Sì che ogni sentimento della storia finisce per l’annichilirsi, in quei poeti, fino a farsi puro, sentimentale atto d’amore, immobile come appunto la loro storia. Non c’è a chi sfugga così il carattere “reazionario” delle autonomie regionali: come risultato per esempio di quel momento romantico che vorrebbe lo scrittore non esistesse, ma fosse anonimo demiurgo di una profonda, autoctona anima popolare, dove il parlante acquista un’irrazionale figura di perfezione non solo linguistica ma anche più largamente umana ed etnica. Questo eccesso d’amore, questo recupero nel sentimento di una validità di esistenza che nella realtà non esiste, perché la realtà significa fame, ingiustizia, ignoranza, finisce col togliere al poeta la capacità di vedersi chiaramente intorno, di scoprire l’autentica bellezza (che egli idealizza con processo aprioristico) del suo paese”.

Extrait d’une présentation de la poésie sarde par Pier Paolo Pasolini (1952) retranscrite ici dans Il manifesto sardo. Nous en proposerons une traduction bientôt dans Era pura luce.

Poésie & Justice

Vous avez voulu avoir un poète sur ce banc
lustré par les culottes de tant de pauvres diables ?
D’accord, savourez. La Justice
devient la voix d’hirondelles aveugle, aux désoeuvrements 
de la Poésie. Et non parce que la Poésie aurait le droit
de délirer sur un peu d’azur, sur un misérable jour
sublime qui naît de la mélancolie et de la mort.
Mais parce que la poésie est Justice. Justice qui croît
en liberté, dans les soleils de l’âme, où s’accomplissent
en paix les naissances des jours, les origines et les fins
des religions, et les actes de culture
sont aussi des actes de barbaries,
et quiconque juge est toujours innocent.

Pier Paolo Pasolini, Poésie en forme de rose, traduction de René de Ceccaty, Payot, 2015.

21 août 1964

Maintenant je sens en moi un goût de pluie qui vient de tomber,
toute vivacité de la vie a un fond de larmes :
seule une force confuse me dit qu’un nouveau temps
commence pour tous et nous oblige à être nouveaux.
Peut-être — pour qui a senti et s’est donné — c’est l’engagement
non plus à sentir et à se donner, mais à penser et à se chercher
si le monde commence à cesser d’être le monde
dans lequel, lui appartenant déjà, nous sommes nés, objet d’histoire
d’abord cru éternel, puis fertile : toujours reconnu.
Mais même le temps de la vie est de penser, et non de vivre,
et puis la pensée est maintenant privée de méthode et de mots,
lumière et confusion, préfiguration et fin,
la pure vie elle-même est en train de se dissoudre dans le monde.
Donquichottesques et durs, nous agressons la nouvelle langue
que nous ne connaissons pas encore, que nous devons tenter.

Pier Paolo Pasolini, La religion de notre temps, traduction de René de Ceccatty, Payot, 2015.

Photographie prise depuis la chambre où Enrico Berlinguer séjourna durant l’été 1964, à Teti, Province de Nuoro, en Sardaigne. C’est ici qu’il apprit la mort de Palmiro Togliatti, le 21 août 1964. Dans Uccellacci e uccellini, Pasolini filme les obsèques du dirigeant du Parti communiste italien : le symbole de la fin d’un monde. Berlinguer, qui lui succédera quelques années plus tard, incarnera la soumission du projet communiste à la marche de l’Histoire, à la conception libérale du Progrès et du développement néocapitaliste, tout en marquant sa rupture avec une URSS déjà déclinante. Mais Pasolini ne choisit pas le monde d’avant-hier contre le monde d’hier : il « abjure » tout autant le marxisme des années 50, son rationalisme décrépi et ses belles espérances trahies, que la soumission de l’Idéal communiste à la société de consommation et à la démocratie libérale. Ainsi : « le Pouvoir va / vers l’avenir, et l’Opposition, dans une action / de triomphe, le suit, pouvoir dans le pouvoir. » (Poésie en forme de rose, traduction de René de Ceccatty, Payot, 2015.)

Où recommence la vie

Quant à l’avenir, écoutez :
vos enfants fascistes
navigueront
vers les mondes de la Nouvelle Préhistoire.
J’en resterai là,
tel celui qui rêve son dommage
sur les rives de la mer
où recommence la vie.
Seul, ou presque, sur le vieux rivage
parmi les ruines d’une antique civilisation,
Ravenne,
Ostie ou Bombay — c’est pareil —
avec des Dieux qui s’effritent, de vieux problèmes
— telle la lutte de classes —
qui
se dissolvent.
Comme un partisan
mort avant mai 1945
je commencerai peu à peu à me décomposer,
dans la lumière déchirante de cette mer,
poète et citoyen oublié.

Pier Paolo Pasolini, Poésie en forme de rose, traduction de René de Ceccaty, Payot, 2015.

Photographie d’une œuvre murale réalisée par Francesco Del Casino à l’occasion des 700 ans de la mort de Dante et des 130 ans de la naissance de Gramsci, dans le petit jardin de la Casa Borrelli, à Pau, Province d’Oristiano, en Sardaigne.

Si le soleil revient

Si le soleil revient, si tombe le soir,
si la nuit a un goût de nuits à venir,
si un après-midi de pluie semble revenir
d’époques trop aimées et jamais entièrement eues,
je ne suis plus heureux, ni d’en jouir ni d’en souffrir ;
je ne sens plus, devant moi, toute la vie…
Pour être poète, il faut avoir beaucoup de temps :
des heures et des heures de solitude sont le seul moyen
pour que quelque chose se forme, qui est force, abandon,
vice, liberté, pour donner du style au chaos.
Moi maintenant j’en ai peu : à cause de la mort
qui s’avance, au crépuscule de la jeunesse.
Mais aussi à cause de ce monde inhumain qui est le nôtre,
qui enlève le pain aux pauvres et la paix aux poètes.

Pier Paolo Pasolini, La religion de notre temps, traduction de René de Ceccatty, Payot, 2015.

Photographie prise devant la Casa natale d’Antonio Gramsci, à Ales, Province d’Orsitiano, en Sardaigne.

Dieu, ici-bas etc

Et c’est pourquoi ils n’habitent pas le Christ, ces acharnés du cœur qui toujours le fabriquent à nouveau et vivent de dresser des croix, penchées ou battues par les vents. Ils l’ont sur la conscience, cette bousculade, ce piétinement sur la place surpeuplée, c’est par leur faute que la marche ne continue pas dans la direction indiquée par les bras de la croix.

Le christianisme, ils en ont fait un métier, une occupation bourgeoise, un travail à façon, un étang qu’on vide et qu’on remplit sans fin. Tout ce qu’ils font par eux-mêmes, selon leur nature incoercible (dans la mesure où ils sont encore des vivants), est en contradiction avec ce dessein spécifique, et c’est pourquoi ils souillent leurs propres eaux et doivent sans cesse les renouveler.

Pas un instant ils ne relâchent leur zèle à abimer et dégrader l’Ici-Bas, qui ne devrait pourtant nous inspirer que joie et confiance, — et ainsi chaque jour davantage ils livrent la terre à ceux qui sont prêts à en tirer au moins un bénéfice temporel et un profit rapide — cette terre ratée, cette terre suspecte qui, au fond, ne mérite pas mieux…

Cette exploitation croissante du vivant, n’est-elle pas la conséquence d’une dépréciation de l’Ici-Bas qui dure depuis des siècles ? Quelle folie de nous détourner vers un au-delà, alors que nous sommes ici pressés de toutes parts de tâches et d’attentes et d’avenirs ! Quelle imposture de confisquer les images de l’extase d’Ici-Bas pour les marchander au ciel, derrière notre dos ! Oh, il serait grand temps que cette terre spoliée récupère tous les emprunts qu’on a faits à sa béatitude pour en parer un au-delà futur.

Toutes ces sources lumineuses qu’on a refoulées derrière la mort, pourront-elles vraiment la rendre plus transparente ? Et puisque la nature a horreur du vide, tout ce dont on l’a pillée sera-t-il remplacé par un simulacre ? Est-ce pour cela que les villes sont si affreusement pleines de vacarme et de lumières artificielles : parce que l’éclat véritable et le chant, on les a abandonnés à une Jérusalem habitable plus tard ?

Peut-être le Christ a-t-il eu raison de dire du mal du terrestre à une époque peuplée de dieux décrépits et chenus. Mais je ne peux m’empêcher de penser que c’est faire injure à Dieu de ne pas voir, dans ce qui nous est accordé et confié ici-bas, un bonheur capable de combler pleinement nos sens, jusqu’à ras bords — pour autant simplement que nous en faisions juste usage. 

Le juste usage, voilà l’important. Prendre bien en mains l’Ici-Bas, avec un cœur plein d’amour et d’étonnement, comme notre unique bien, provisoirement : voilà, pour le dire familièrement, le grand mode d’emploi de Dieu. Celui que saint François d’Assise a voulu transcrire dans son cantique au soleil : car sur son lit de mort, le soleil lui apparut plus magnifique que la croix, qui n’avait de raison d’être là que pour le montrer. Mais ce que l’on nomme l’Eglise, avait déjà entre temps enflé en un tel tumulte de voix que, couvert de toutes parts, le chant du mourant ne fut perçu que de quelques simples moines, et acclamé à l’infini par le paysage riant de sa vallée.

Février 1922.

Rainer Maria Rilke, « Lettre d’un jeune ouvrier à Monsieur V.  », in Sur Dieu, traduction de Gérard Pfister, Arfuyen, 2021.

La série de photographies a été prise lors de l’exposition « Étrusque, une civilisation de la Méditerranée  » au Musée de la romanité à Nîmes.

Faire danser nos sens sur les débris du monde 

Tu m’as parlé de vice en ta lettre d’hier
Le vice n’entre pas dans les amours sublimes
Il n’est pas plus qu’un grain de sable dans la mer
Un seul grain descendant dans les glauques abîmes

Nous pouvons faire agir l’imagination
Faire danser nos sens sur les débris du monde
Nous énerver jusqu’à l’exaspération
Ou vautrer nos deux corps dans une fange immonde

Et liés l’un à l’autre en une étreinte unique
Nous pouvons défier la mort et son destin
Quand nos dents claqueront en claquement panique
Nous pouvons appeler soir ce qu’on dit matin

Tu peux déifier ma volonté sauvage
Je peux me prosterner comme vers un autel
Devant ta croupe qu’ensanglantera ma rage
Nos amours resteront pures comme un beau ciel

Qu’importe qu’essoufflés muets bouches ouvertes
Ainsi que deux canons tombés de leur affût
Brisés de trop s’aimer nos corps restent inertes
Notre amour restera bien toujours ce qu’il fut

Ennoblissons mon cœur l’imagination
La pauvre humanité bien souvent n’en a guères
Le vice en tout cela n’est qu’une illusion
Qui ne trompe jamais que les âmes vulgaires

Nîmes, le 3 février 1915.

Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou, Gallimard, Poésie, 1969.

Esprit des disparus

Cyprès toscans,
Qu’est-ce ?

Pliés comme sombre pensée
En laquelle le langage s’est perdu,
Cyprès toscans,
Faut-il en vous déceler un grand secret ?
Et nos mots seraient-ils vains ?

Inavouable secret,
Mort avec un peuple mort et sa langue morte, et pourtant
En vous encore monument de Nuit,
Cyprès étrusques.

Ah, comme j’admire votre fidelité,
Sombres cyprès,

Est-ce le secret des étrusques au long nez ?
Nez long, pied sensible, sourire délicat,
Étrusques,
Si discrets loin des bosquets de cyprès ?

Parmi les cyprès sinueux et enflammés
Jetant leur nocturne langueur alentour,
Hommes étrusques sombres et vacillants de la vieille Étrurie :
Nus à l’exception de ces longues chaussures fantaisistes,
Allant, ironique sourire et sobre quiétude,
Muni du sang-froid de l’Africain
À propos d’une affaire oubliée.

De quelle affaire s’agit-il ?
Non, les langues sont mortes et les mots aussi creux que cosses à la saison écoulée ;
Sons et reliefs se sont évanouis ;
La langue étrusque
Seule savait le dire.
Mais toujours fidèles en leur Nuit,
Cyprès toscans,
À cette vieille pensée :
Vieille pensée fragile et impérissable, en vous, éternels cyprès étrusques ;
Sombre pensée fragile, moelle des hommes minces et vacillants de l’Étrurie,
Que Rome qualifiait de vicieux.

Vicieux et sombres cyprès,
Vicieux, vous, souples acrobates, dansant dans les flammes noires de l’Histoire.
Monument aux morts, à ce peuple défunt,
Que vous ne cessez d’honorer !

Étaient-ils véritablement vicieux, ces maigres aux pieds tendres,
Ces hommes au nez long d’Étrurie ?
Leur voie n’était-elle pas simplement différente, évasive et sombre, telle ces grands cyprès de Toscane fouettés par le vent ?

Désormais ils sont morts, avec tous leurs vices,
Et tout ce qui demeure
Ce sont les ombres obsédantes de certains cyprès 
Et des tombes.

Mais le sourire délicat des Étrusques continue de rôder
Parmi les tombes,
Cyprès étrusques.
Rira bien qui rira le dernier ;
Non, Leonard n’a su qu’écorcher le pur sourire étrusque.

Ah ! que ne donnerais-je 
Afin de ramener la rare et négligée orchidée
De l’étrusque paysage maudit.
Quant à leur barbarie supposée,
Souvenez-vous que nous n’avons que l’Histoire de Rome pour en juger ;
Tandis que moi, las de la vertu romaine, 
Je n’y accorde que peu de poids. 

Et je sais bien, oui, que dans la poussière où nous avons enseveli  
Les peuples du silence et toutes leurs abominations, 
Nous avons enseveli également le délicat mystère de la vie. 

Là, dans les profondeurs 
Qui barattent l’encens et suintent la myrrhe, 
Cyprès ténébreux, 
Quel arôme d’humanité perdue ! 

Ils disent que seuls les vainqueurs survivent, 
Laissez-moi invoquer l’esprit des disparus. 
De tous ceux qui n’ont pas survécu, des peuples vaincus,
Et redonner sens à leur existence, 
Vie anéantie,
Inviolable sous l’écorce de ces doux cyprès, 
Cyprès étrusques. 

Le mal, qu’est-ce que le mal ? 
Il n’y a qu’un mal, c’est nier la vie 
Comme Rome a nié l’Étrurie 
Comme la mécanique Amérique continue de nier Montezuma.

Fiesole.

Traduction (très) libre d’un poème de D. H. Lawrence, extrait de Birds, Beasts and Flowers (1920-1923).