
Et c’est pourquoi ils n’habitent pas le Christ, ces acharnés du cœur qui toujours le fabriquent à nouveau et vivent de dresser des croix, penchées ou battues par les vents. Ils l’ont sur la conscience, cette bousculade, ce piétinement sur la place surpeuplée, c’est par leur faute que la marche ne continue pas dans la direction indiquée par les bras de la croix.
Le christianisme, ils en ont fait un métier, une occupation bourgeoise, un travail à façon, un étang qu’on vide et qu’on remplit sans fin. Tout ce qu’ils font par eux-mêmes, selon leur nature incoercible (dans la mesure où ils sont encore des vivants), est en contradiction avec ce dessein spécifique, et c’est pourquoi ils souillent leurs propres eaux et doivent sans cesse les renouveler.
Pas un instant ils ne relâchent leur zèle à abimer et dégrader l’Ici-Bas, qui ne devrait pourtant nous inspirer que joie et confiance, — et ainsi chaque jour davantage ils livrent la terre à ceux qui sont prêts à en tirer au moins un bénéfice temporel et un profit rapide — cette terre ratée, cette terre suspecte qui, au fond, ne mérite pas mieux…
Cette exploitation croissante du vivant, n’est-elle pas la conséquence d’une dépréciation de l’Ici-Bas qui dure depuis des siècles ? Quelle folie de nous détourner vers un au-delà, alors que nous sommes ici pressés de toutes parts de tâches et d’attentes et d’avenirs ! Quelle imposture de confisquer les images de l’extase d’Ici-Bas pour les marchander au ciel, derrière notre dos ! Oh, il serait grand temps que cette terre spoliée récupère tous les emprunts qu’on a faits à sa béatitude pour en parer un au-delà futur.
Toutes ces sources lumineuses qu’on a refoulées derrière la mort, pourront-elles vraiment la rendre plus transparente ? Et puisque la nature a horreur du vide, tout ce dont on l’a pillée sera-t-il remplacé par un simulacre ? Est-ce pour cela que les villes sont si affreusement pleines de vacarme et de lumières artificielles : parce que l’éclat véritable et le chant, on les a abandonnés à une Jérusalem habitable plus tard ?
Peut-être le Christ a-t-il eu raison de dire du mal du terrestre à une époque peuplée de dieux décrépits et chenus. Mais je ne peux m’empêcher de penser que c’est faire injure à Dieu de ne pas voir, dans ce qui nous est accordé et confié ici-bas, un bonheur capable de combler pleinement nos sens, jusqu’à ras bords — pour autant simplement que nous en faisions juste usage.
Le juste usage, voilà l’important. Prendre bien en mains l’Ici-Bas, avec un cœur plein d’amour et d’étonnement, comme notre unique bien, provisoirement : voilà, pour le dire familièrement, le grand mode d’emploi de Dieu. Celui que saint François d’Assise a voulu transcrire dans son cantique au soleil : car sur son lit de mort, le soleil lui apparut plus magnifique que la croix, qui n’avait de raison d’être là que pour le montrer. Mais ce que l’on nomme l’Eglise, avait déjà entre temps enflé en un tel tumulte de voix que, couvert de toutes parts, le chant du mourant ne fut perçu que de quelques simples moines, et acclamé à l’infini par le paysage riant de sa vallée.
Février 1922.
Rainer Maria Rilke, « Lettre d’un jeune ouvrier à Monsieur V. », in Sur Dieu, traduction de Gérard Pfister, Arfuyen, 2021.
La série de photographies a été prise lors de l’exposition « Étrusque, une civilisation de la Méditerranée » au Musée de la romanité à Nîmes.