
à Nina, notre petit ange,
Vois, nous n’épuisons pas l’amour, comme les fleurs, en une seule saison ;
lorsque nous aimons, une sève immémoriale monte en nos bras.
Songe, ô jeune fille, qu’au fond de nous-même ce n’était pas
un seul que nous avons aimé, ni même ce qui devait venir,
mais le bouillonnement de l’innombrable ;
non pas un enfant isolé, mais les pères qui reposent en nos fonds
comme des bris de montagne ; mais le lit asséché
du fleuve de nos mères d’autrefois — ; mais tout le paysage sans bruit
sous le destin nuageux ou clair — ;
tout cela, jeune fille, t’a précédée.
Et toi-même, qu’en sais-tu ? Tu faisais fleurir
des temps antérieurs dans l’amant. Les fonds
d’existences passées revenaient à la surface !
Quelles femmes t’avaient haïe là-bas ? Quels hommes
sombres as-tu réveillés dans les veines de l’adolescent ?
Des enfants morts veulent venir à toi… Doucement,
doucement, avec amour, accomplis devant lui un geste quotidien,
essentiel,
— conduis-le près du jardin,
et donne-lui le poids excédant des nuits…
Retiens-le…
Rainer Maria Rilke, Élégies de Duino, traduction de Lorand Gaspar & Armel Guerne, Point, 2020.