
Cette même année, un seul esclave aurait par son audace, si l’on n’y avait mis promptement bon ordre, plongé l’État dans les discordes et les guerres civiles. Un esclave d’Agrippa Postumus, nommé Clémens, en apprenant la mort d’Auguste, conçut un projet qui n’était pas d’une âme servile : il résolut de se rendre dans l’île de Planasie, d’enlever Agrippa par ruse ou par force et de l’amener aux armées de Germanie. Ce coup hardi manqua par la lenteur du vaisseau de charge ; on avait dans l’intervalle massacré Postumus ; l’esclave alors, se tournant vers un projet plus important et plus dangereux, dérobe les cendres de son maître, met le cap sur Cosa, promontoire d’Étrurie, et se cache dans les localités inconnues, assez longtemps pour laisser pousser ses cheveux et sa barbe : car son âge et ses traits rappelaient ceux d’Agrippa. Alors par des gens habiles, confidents de son secret, il fait répandre le bruit qu’Agrippa est vivant ; ces propos se font d’abord mystérieux, comme d’ordinaire, quand il s’agit de choses défendues, puis la rumeur se propage, accueillie par les oreilles des moins avertis ou au contraire par les turbulents, qui ne souhaitent que révolution. Lui-même parcourait les municipes, mais quand le jour devient sombre, et sans jamais se faire voir en public, sans jamais rester trop longtemps dans les mêmes lieux : comme la vérité s’accrédite avec la lumière et le temps, mais le mensonge par la hâte et le mystère, il se dérobait à la renommée ou la prévenait.
Le bruit courait cependant à travers l’Italie qu’un bienfait des dieux avait sauvé Agrippa ; on le croyait à Rome, et déjà, débarqué à Ostie, Clémens qui y avait été accueilli par une foule immense était fêté à Rome dans des réunions clandestines. Tibère tiraillé par un double souci ne savait s’il emploierait la force armée à réduire son esclave ou s’il ne laisserait pas plutôt le temps dissiper une vaine crédulité : il se disait tantôt qu’il ne faut rien dédaigner, tantôt qu’il ne faut pas s’alarmer de tout, indécis entre la honte et la crainte. Il finit par confier l’affaire à Sallustius Crispus. Celui-ci choisit deux de ses clients (quelques uns disent deux soldats) et les invite à feindre la complicité, à aller trouver Clémens, à lui offrir de l’argent, à lui promettre leur foi et leur part dans les dangers. Ils exécutent les ordres. Puis ayant guetté une nuit où l’imposteur ne se gardait pas, ils se font donner une troupe suffisante, l’enchainent, le bâillonnent, et l’entrainent au Palatin. Comme Tibère lui demandait de quelle manière il était devenu Agrippa, on prétend qu’il répondit : « Comme toi, César ». On ne put le contraindre à dénoncer ses complices. Quant à Tibère, n’osant le châtier publiquement, il le fit exécuter dans un coin du Palatin et donna l’ordre d’emporter secrètement le corps. Et bien qu’on prétendit que beaucoup de personnes de la maison du prince, que des chevaliers et des sénateurs l’avaient soutenu de leur argent ou aidé de leurs conseils, on ne fit pas d’enquête.
Tacite, Annales, traduction de Catherine Salles, Robert Laffont, 2014.