Couleurs

Oui, il me faudrait maintenant un peu d’imprévu, en couleur autant que possible, ça me ferait du bien. Car je ne ferai plus peut-être qu’un seul voyage, dans les longues galeries que je connais, avec mes petits soleils et lunes que j’accroche et mes poches pleines de cailloux pour représenter les hommes et leurs saisons, plus qu’un seul, c’est ce que je me souhaite. Puis reviendrai ici, à moi, c’est vague, pour ne plus me quitter, plus me demander ce que je n’ai pas. Nous reviendrons tous peut-être, réunis, pour ne plus nous quitter, plus nous espionner, dans cette sale petite chambre, blanchâtre et voûtée comme creusée dans l’ivoire, et quel ivoire, on dirait un vieux chicot. Ou je reviendrai seul, aussi seul qu’en m’en allant, mais je n’y compte pas, je les entends d’ici, criant après moi dans les couloirs, trébuchant dans les gravats, me suppliant de les emmener. Voilà qui est décidé. J’ai juste le temps, si j’ai bien calculé, et si j’ai mal calculé tant mieux, je ne demande pas mieux, d’ailleurs je n’ai rien calculé, je ne demande rien non plus. Juste le temps d’aller faire un dernier tour, de revenir et de faire tout ce que j’ai à faire ici, car j’ai encore à faire ici, je ne sais plus quoi par exemple, ah oui, mettre de l’ordre dans mes possessions, et puis encore autre chose, je ne sais plus, mais ça me reviendra, au moment voulu. Seulement avant de partir j’aimerais bien trouver un trou dans le mur, derrière lequel il se passe des choses si extraordinaires, sans cesse, et souvent en couleur.

Samuel Beckett, Malone meurt, Éditions de minuit, 1951.

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