
— Permettez-moi d’avouer, dit Charlotte, que, quand vous appelez affinité le rapport qui existe entre vos êtres réguliers, ils me paraissent, à moi, avoir entre eux moins une affinité de sang qu’une affinité d’esprit et d’âme. C’est précisément ainsi qu’il peut se former entre les hommes des amitiés vraiment sérieuses, car des qualités opposées rendent possible une union intime. J’attendrai donc ce que vous me mettrez sous les yeux de ces mystérieux effets. Maintenant, dit-elle, en se tournant vers Édouard, je ne te troublerai plus dans ta lecture : mieux instruite, je l’écouterai avec attention.
— Puisque tu as fait appelle à nous, repartit Édouard, tu ne t’en tireras pas si facilement, car ce sont justement les cas les plus complexes qui sont les plus intéressants. C’est par eux qu’on apprend à connaître les degrés d’affinité, les attractions, proches et serrées, lointaines et lâches : les affinités ne deviennent intéressantes que lorsqu’elles déterminent des séparations.
— Est-ce que ce triste mot, s’écria Charlotte, que, de nos jours, hélas ! on entend si souvent dans le monde, se rencontre aussi dans l’histoire naturelle ?
— Sans doute, reprit Édouard : et c’est même un titre d’honneur caractéristique des chimistes : on les appelait « séparateurs » ou analystes.
— On ne les appelle donc plus ainsi, reprit Charlotte, et l’on fait très bien. Réunir est un art plus grand, un plus grand mérite. Un artiste « assembleur » serait bienvenu dans tous les domaines du monde.
Johann Wolfgang von Goethe, Les affinités électives, in Romans, traduction de Pierre du Colombier, Gallimard, Pléiade, 1954.